Pendant 28 ans, deux Berlins se sont développés, avec des modèles économiques, sociaux et culturels différents, voire même opposés. La construction du mur en 1961 a entraîné une réorganisation du système de transports, avec pas moins de 16 stations de métro  devenues des stations fantômes ! Les quelques liens, que certains habitants ont essayé de faire perdurer en construisant notamment des tunnels souterrains, montrent ce qu’il y a de brutal dans le fait d’imposer une frontière en plein milieu d’un centre urbain. 



Surnommé « mur de la honte » en Allemagne de l’Ouest, le mur laisse derrière lui nombre d’espaces vacants ou de bâtiments qui changent de fonction : la question de détruire les traces de cette histoire si singulière se pose. Aujourd’hui, on remarque plusieurs initiatives commémoratives dans la ville de Berlin, et cela des musées dédiés à cette mémoire aux œuvres de street-art plus spontanées. Les formes d’expression et les traces historiques s’expriment de différentes manières. 




Comment le travail de mémoire s’intègre et marque aujourd’hui la ville de Berlin ? Comment cette mémoire résonne-t-elle dans l’expérience que font les différents usagers de l’espace urbain ? En quoi ces événements ont influencé le développement urbain, et se ressentent encore dans l’expérience que l’on peut faire de la ville ?



 

Une mémoire physique

Le mur lui-même est emblématique de l’histoire de Berlin, et participe à façonner son identité autant que son organisation. Encore aujourd’hui, certains pans de mur sont visibles, et intégrés au paysage urbain : comme la célèbre East Side Gallery, un musée à ciel ouvert avec un pan de mur peint par différents artistes, ou encore le tronçon de Mauerpark dont les graffitis se renouvellent sans cesse, au gré des street-artistes qui s’y intéressent. Plus qu’un témoignage du passé, ils signalent la réappropriation par les habitants d’une histoire encore récente et complexe. 



 

Ce qui est frappant à Berlin, c’est la diversité des formes que prend la commémoration dans l’espace urbain : dans toute la ville, des pavés suivent le tracé du mur au sol. À Prenzlauer Berg, une balade urbaine avec panneaux explicatifs, photographies, et installations en métal, illustre l’histoire d’un quartier autrefois séparé en deux. Et d’autres prennent des allures monumentales, comme la statue de l’artiste américain Jonathan Borovsky, nommée « Molecule Man », qui se dresse au milieu du fleuve Spree et qui symbolise la réunification des trois quartiers de Kreuzeberg, Treptow et Friedrichshain, autrefois séparés par le mur.







Le “Molecule Man”, symbole de la réunification des quartiers de Kreuzberg, Friedrichshain, et Treptow Crédits photos : Alexandra Roux



 

 

La morphologie urbaine témoigne également de l’histoire de Berlin, avec des différences entre l’ancien secteur Est et l’ancien secteur Ouest, encore perceptibles aujourd’hui. En effet, le No Man’s Land qui entourait la frontière est aujourd’hui encore visible à l’est, avec des espaces laissés vacants, et un vide encore bien présent. L’architecture qui entoure la fameuse Alexanderplatz reste également un symbole de la culture soviétique. 

 

 Les différentes mémoires : pour les touristes, pour les habitants  


La ville est investie de manière différente selon les populations et les usagers, et cela vaut aussi pour les espaces relatifs à l’histoire et à la mémoire de Berlin. Les guides touristiques présentent quelques hauts-lieux de la mémoire, comme la porte de Brandebourg, le musée de la DDR ou le mémorial de la Shoah, lieux qui sont particulièrement investis et mis en avant dans la stratégie touristique de la ville. Ce qui peut se comprendre, puisque ce sont des symboles et des lieux délivrant un regard historique autour d’une approche pédagogique et de transmission. 



 

Cependant, l’exemple de checkpoint Charlie est très révélateur : avec 3,5 millions de touristes chaque année le lieu est décrié par les habitants pour son manque d’authenticité, et la commercialisation d’une histoire, avec des ventes de morceaux de murs et de gadgets en tout genre. Le panneau indiquant le passage de la frontière entre secteur soviétique et secteur américain serait faux, et la possibilité de se faire tamponner son passeport pour quelques euros participe également de cet aspect commercial.



 

Parallèlement à cela, d’autres lieux témoignent de traces plus discrètes et ancrées dans la vie urbaine, dans l’espace du quotidien. À Kreuzeberg, des dalles dorées sont incrustées dans les pavés, pour rappeler la mémoire des déportés juifs. Il s’agit d’une œuvre de l’artiste berlinois Gunter Demning. De tels éléments témoins d’une histoire plus intime sont présents aujourd’hui dans plusieurs villes européennes comme Paris, et ils constituent une marque commémorative discrète, pour les initiés ou les concernés, sans nécessairement attirer les foules. Il s’agit de traces d’une mémoire loin des grands symboles, de celle du quotidien, qui appartient davantage aux habitants.



 

Ces différents espaces, plus ou moins mis en lumière, montrent le décalage possible entre l’expérience spatiale et l’attachement des populations à certains lieux, ou à certains signes dans l’espace urbain. Cela révèle aussi des stratégies memoriales différentes avec certains lieux davantage mis en scène comme vecteurs de histoire de la ville. 

 

 

Berlin aujourd’hui  

L’identité berlinoise, qui se caractérise par une forte prégnance de la culture alternative, est elle aussi née d’une période de flou juridique et foncier après la chute du mur. La réunification a donc permis l’émergence de nouvelles formes d’occupation, de rénovation et d’usages de l’habitat, encore en vigueur aujourd’hui. Quelque part, la mémoire s’incarne donc également dans les pratiques quotidiennes des habitants, ainsi que dans leur manière de s’approprier aujourd’hui l’espace public. 



 

Cette période a donc participé à façonner des pratiques spatiales, sociales qui perdurent encore aujourd’hui, tel un héritage, et qui sont désormais normalisées comme parties prenantes de la culture berlinoise contemporaine. Un moyen de surpasser cet événement traumatique, et de s’en servir pour créer de nouvelles manières d’investir les espaces urbains de part et d’autres de l’ancien mur. Une nouvelle culture urbaine qui fait aujourd’hui la renommée de Berlin. À tel point, d’ailleurs, que ces éléments font complètement partie du paysage urbain berlinois, notamment pour des populations jeunes qui n’ont pas connu le mur qui ont parfaitement intégré cet héritage.  

Crédits photos : Alexandra Roux




Lorsque les villes sont encore très marquées par des événements historiques récents, les questions de la mémoire, de la reconstruction, et enfin de la résilience, sont toujours complexes. À Beyrouth, le centre a été entièrement reconstruit et rénové. À Sarajevo, les impacts de balles sont encore présents sur les murs, et les vastes cimetières qui entourent la ville sont visibles depuis le centre. 

 

Des grands projets de réaménagements pour faire table rase, aux reliques discrètes de l’espace quotidien, la mémoire trouve différentes formes et différentes places dans la ville. Comment différentes mémoires peuvent-elles cohabiter ? Comment fait-on mémoire dans des villes en perpétuelle évolution ? 



Le cas de Berlin éclaire sur la façon dont la réunification a permis d’inscrire la mémoire de la chute du mur dans une culture urbaine propre à chacun des berlinois, dans la manière de pratiquer, s’approprier leur ville et la co-construire. Un héritage qui forge le Berlin d’aujourd’hui. 



Photo de couverture : Alexandra Roux