Après le choc et quelques jours après cette double explosion qui a fait de nombreux dégâts dans la ville, une question demeure vivace : par où commencer ? Comment une ville se relève d’un tel traumatisme ? L’urgence de la situation est-elle compatible avec une vision de reconstruction à long terme ?
Réagir à l’urgence
En quelques secondes, le destin des beyrouthins a basculé : la force de la double explosion a pulvérisé de nombreux bâtiments, détruits des façades entières et soufflé la quasi-totalité des vitrines et fenêtres de la ville. Le soir de la catastrophe, ce sont près de 300 000 personnes qui se retrouvent en incapacité de dormir chez eux. L’urgence est là : il faut apporter les premiers soins aux blessés, déblayer les gravats, servir eau et nourriture aux plus démunis.
Dans un second temps, vient l’analyse des dégâts. Une étape qui durera certainement plusieurs mois. Alors que les habitants commencent à déblayer les routes et les immeubles en ruine, c’est aujourd’hui un inventaire de l’ensemble des bâtiments publics, religieux, historiques, patrimoine qui est établi. D’ailleurs, il faut bien comprendre que la plupart des immeubles les plus anciens de centre-ville de Beyrouth n’ont pas résisté à l’onde de choc provoquée par l’explosion, équivalent à un séisme de 3,3 sur l’échelle de Richter.
La vue du port, l’épicentre de la catastrophe, après l’explosion – Crédit photo ©Jean-Paul Harb via Wikipédia
Il s’agit d’une catastrophe qu’on pourrait qualifier d’industrielle car induite par l’activité du port. Cependant les événements surgissent, non pas à cause d’un dysfonctionnement, mais à cause de produits devenus dangereux par leurs mauvaises conditions de stockage, induites par différentes circonstances complexes. De tels dégâts brutaux sont habituellement observables dans des cas de catastrophes, qu’elles soient d’origines humaines ou naturelles. Du jour au lendemain, le destin d’un quartier, d’une ville dans son ensemble ou d’une zone géographique, bascule en l’espace d’un instant.
Préserver le tissu social
Alors même que le tissu urbain est défiguré, voire détruit, la ville peut encore compter sur ses habitants. Au lendemain de la catastrophe, ce sont d’ailleurs les premières forces vives qui se mobilisent pour entamer le travail de réhabilitation des bâtiments et des espaces publics. Même si les immeubles sont détruits, les liens de voisinages sont quant à eux toujours actifs. Une force essentielle à préserver alors même le cadre bâti est dévasté : la ville perdure avant à travers le lien entre ses habitants et par leurs connexions les uns aux autres.
De nombreux beyrouthins ont, ce 4 août, perdu la totalité de leurs biens matériels. À l’image d’autres catastrophes qui frappent les villes, qu’elles soient industrielles comme l’explosion de l’usine AZF en 2001 à Toulouse ou encore l’ouragan Katrina qui a touché la Nouvelle-Orléans (Etats-Unis) en 2005, c’est bel et bien le tissu social qui est le plus résilient face au traumatisme causé. Les réseaux de solidarité se mettent très rapidement en place aux différentes échelles actions : du proche voisinage aux entre-aides entre les différentes villes et pays. Les matériaux de reconstruction, notamment les vitres et cadres de menuiserie seront une priorité : en effet les capacités de production libanaise ne seront pas assez conséquentes, l’aide internationale est donc indispensable pour rendre habitables les 200 000 logements qui ont été touchés.
Face à la non intervention de l’Etat, la jeunesse libanaise prend alors la main, pleine d’espoir. Alors, les jeunes de Beyrouth vont aider les aînés abattus par la situation qui leur rappelle de mauvais souvenirs, ceux de la guerre civile libanaise après laquelle ils avaient aussi dû reconstruire la ville. Chacun toque aux portes de manière spontanée pour proposer de l’aide et des interventions s’organisent pour nettoyer les rues, désencombrer les gravats. C’est d’ailleurs toute la jeunesse libanaise, venant de tout le pays, qui est arrivée par bus pour donner un coup de main.
Un des espaces d’interstices que l’on retrouve dans le tissu urbain de la ville – Photo Marten Bjork via Unsplash
De manière spontanée, comme c’est souvent le cas, il s’agit aussi de trouver une alternative de logement car il est désormais impossible de dormir dans les lieux dévastés, devenus dangereux. Des parkings se sont alors transformés en “Base Camp” pour accueillir les populations, les interstices de la ville et les endroits sûrs sont mobilisés pour répondre à l’urgence.
S’impliquer et s’engager pour préserver le Beyrouth détruit
Proche du port, les quartiers détruits regorgeaient de trésors architecturaux, de lieux de vie quotidien où certains y avaient vécu depuis leur enfance. Une valeur patrimoniale et sentimentale forte qu’il s’agit aussi aujourd’hui de protéger, malgré ce contexte tumultueux, les dégâts considérables et parfois l’horizon lointain d’une reconstruction finie. Ce sont aussi des musées, des sites architecturaux traditionnels, des vitraux historiques qui ont été détruits.
La population de Beyrouth est alors face à un dilemme : comment répondre à l’urgence du besoin de réinvestir rapidement les lieux, tout en reconstruisant de manière qualitative et en préservant l’histoire de ces espaces soufflés par la catastrophe ?
Ce reportage explique que les investisseurs immobiliers convoitent les ruines comme des opportunités financières, alors que les habitants résistent, pour ne pas céder à cette option qui viendrait balayer l’histoire de leur ville.
Dans un pays en pleine crise économique et politique, le coût de la reconstruction de la ville estimé à 15 milliards de dollars ne pourra pas être pris en charge par l’Etat. Alors comment soutenir financièrement les travaux de reconstruction, alors même que les investisseurs privés se montrent frileux au vu du contexte ? Comment se projeter dans un lointain durable dans une telle situation ?
Penser une réparation d’urgence pérenne
Le président des architectes de l’urgence, Patrick Coulombel, souligne quant à lui la nécessité de penser la reconstruction de la ville sur une vision à long terme. L’urgence ne rime pas forcément avec temporaire, bien au contraire. De telles catastrophes peuvent être aussi l’occasion de repenser les politiques urbaines de la ville. Par exemple, la quasi-totalité des véhicules automobiles de Beyrouth a été soufflée par l’explosion : il est donc indispensable de proposer une réelle politique de transport en commun pour la ville, notamment par le réaménagement des voies automobiles abimées, et la création d’autres offres de mobilité.
Les premiers grands travaux de réhabilitation et réaménagement doivent être pensés dans une logique de durabilité car dans ce genre de cas, les installations temporaires mises en place assez rapidement ne sont certaines fois jamais remplacées par des installations définitives. Il y a donc bien une logique d’action à penser et à coordonner.
Les déchets générés par l’explosion peuvent également servir à la reconstruction de la ville comme le souligne l’architecte franco-libanaise Lina Ghotmeh dans une interview donnée au Moniteur. La destruction du port rend quasiment impossible l’import de nouveaux matériaux pour la réhabilitation des bâtiments endommagés : les débris de verre peuvent alors être recyclés en nouveaux panneaux de verre, les menuiseries bois et aluminium peuvent elles aussi être réutilisées. Une collecte de ces matériaux abîmés s’est d’ailleurs mis en place rapidement après l’explosion.
Face à cette situation complexe sur tous les plans, il apparaît difficile dans l’urgence d’avoir le recul nécessaire pour entreprendre cette dernière. Et pourtant, l’investissement quotidien de l’ensemble des citoyens dans la reconstruction, la mutualisation des efforts et des compétences, pourraient amener de nouvelles perspectives et permettre d’entreprendre des changements durables pour Beyrouth. Même si l’ampleur est immense, les habitants de Beyrouth peuvent envisager la reconstruction comme un projet enrichissant pour leur ville. Cette implication citoyenne de long terme et une coordination locale des pouvoirs que la ville pourraient permettre de dépasser l’action d’urgence entretenue par l’interventionnisme extérieur, souvent occidental, qui s’installe alors souvent durablement sans établir de nouveaux fondements solides et pérennes.
Photo de couverture ©Anchal Vohra via Wikipédia