D’abord, qu’entendons-nous par solitude ?
La solitude est un sentiment qui peut se manifester chez nous tous, y compris les individus entourés. Elle rejoint donc la notion d’isolement social, mais s’en distingue aussi, dans le sens où elle est moins directement associée à un constat objectif d’un manque de contacts et de relations. La solitude désigne davantage l’incapacité à établir autant de relations sociales que l’on souhaiterait ou d’interactions nécessaires à notre épanouissement. S’il est souvent mal vécu, ce décalage qui fait naître la solitude est cependant une expérience indissociable de la vie humaine.
Quelques chiffres pour mesurer l’ampleur du phénomène
Étant une notion floue et subjective, la solitude est difficilement appréhendable à sa juste mesure. Avant la pandémie, deux ans plus tôt, une étude Ipsos s’était penchée sur le phénomène de la solitude urbaine. D’après cette étude, la quasi-totalité (93%) des français interrogés est d’accord avec l’affirmation selon laquelle « il y a beaucoup de monde en ville mais on peut très facilement se sentir seul ». L’étude montrait également que le phénomène des personnes souffrant de solitude touchait l’ensemble de la population (toutes les tranches d’âge et toutes les classes sociales).
Les facteurs à l’origine de ce phénomène sont multiples : vieillissement, désocialisation liée à l’arrêt d’une activité professionnelle, ruptures amoureuses ou familiales… Dans le sondage Ipsos, ceux qui disent en souffrir mettent principalement en avant l’expérience d’évènements soudains, des contraintes de vie et leur état psychologique.
Le sentiment de solitude est en effet aussi la résultante d’un contexte social et culturel plus global. Derrière la solitude extrême, la plus visible, se cache une « solitude de masse », un sentiment diffus et protéiforme. Si elle n’est pas endiguée, la solitude peut faire basculer les personnes concernées dans l’exclusion et la précarité. Et les études sur le sujet mettent toutes en avant les conséquences désastreuses sur la santé. C’est pourquoi l’ampleur du phénomène, qui est réel, mérite une grande attention.
Bibliothèque François Mitterand – Photo Yannis Papanastasopoulos
Existe-t-il une spécificité pour la solitude en milieu urbain ?
Nos villes sont-elles plus touchées par le fléau de la solitude ? Les urbains sont-ils une population davantage exposée à ce risque ? Si l’on peut se sentir seul n’importe où, une forme négative de la solitude semble émerger de la vie urbaine.
Provient-elle de cette liberté étendue dont jouit le citadin ? C’est l’une des thèses du sociologue Georg Simmel dans son ouvrage Les grandes villes et la vie de l’Esprit. Il fait d’abord le constat que la grande ville produit une intensification des relations qui donne de la respiration aux individus. Cette liberté de circuler d’un quartier à un autre, de fréquenter différents groupes sociaux protège le citadin des pressions sociales qu’un groupe pourrait exercer et qui l’oblige à se conduire conformément aux comportements de ses membres. Elle permet l’affirmation de la singularité de l’individu. Cependant, cette liberté individuelle étendue a un revers négatif, elle s’accompagne d’une angoisse de la solitude, nous explique Simmel.
Le sociologue Alain Mergier, dans un entretien au site Atlantico, démontre aussi que dans les grandes villes, les relations sont plus complexes. Il identifie deux critères qui font qu’une ville est plus propice à la solitude qu’une autre. Il insiste d’abord sur l’importance de la taille de la ville et explique les mécanismes à l’œuvre.
Plus la ville est grande, plus l’anonymat croit. Les métropoles sont les royaumes de l’anonymat, où diverses centralités brassent quotidiennement de nombreux inconnus, qui se croisent sans se connaître. Or, paradoxalement, le fait qu’il y ait beaucoup de personnes qui nous entourent n’impliquent pas forcément que les relations sociales soient renforcées. La ville participe donc à faire émerger par sa configuration une forme de solitude, que celle si soit plus ou moins mal ressentie et vécue par ses usagers.
Le fait de vivre au même endroit ne crée donc pas forcément de lien social comme cela peut l’être facilement en zone rurale, bien au contraire. L’autre facteur de complexité identifié par Alain Mergier, c’est l’hétérogénéité des populations de la ville. Plus la ville est hétérogène, plus il sera complexe pour l’individu moyen de créer des liens, explique le sociologue.
A contrario, les campagnes sont souvent associées à juste titre à la convivialité, à la solidarité, mais il est évident que dans ces espaces la solitude prégnante y est aussi mal vécue, notamment par l’éloignement physique entre les habitats et une plus faible acceptation de la singularité. Cependant, la solitude urbaine telle que décrite par Simmel est une forme particulière qui ne se rencontre que dans les relations urbaines.
Il existe donc des spécificités de la solitude dans les villes et en zone rurale, car dans ces territoires, les formes et l’intensité des relations sociales sont différenciées.
Alors comment combattre la solitude urbaine ?
En tant qu’expérience très subjective et personnelle, la solitude est difficilement identifiable, d’autant plus qu’elle est très taboue. D’ailleurs, celle-ci n’est pas forcément mal vécue, le choix d’un certain degré de solitude peut être choisi, résultant d’une psychologie personnelle. La solitude a aussi une forme particulière et objective, produite par la ville comme résultat d’un certain mode de vie et d’une culture urbaine particulière. La fabrique urbaine doit donc veiller à prendre en compte ces mécanismes pour pouvoir minimiser les facteurs accentuant la solitude négative dans les villes, pour construire des espaces dans lesquels il fait bon vivre, et qui favorisent les relations sociales et l’inclusivité.
Sans doute que la pierre angulaire du combat contre la solitude urbaine se fonde sur une réinvention de la rencontre avec l’autre. Cela nécessite que deux dynamiques s’articulent. D’une part, le citadin doit vouloir la rencontre, la chercher et la provoquer. S’il n’y a pas une volonté qui émane de lui, ou s’il vit bien sa solitude, alors la question urbaine ne se pose pas pour celui-ci. D’autre part, la ville comme support de la rencontre doit être pensée, aménagée de façon à favoriser cette rencontre souhaitée, si la demande existe. Il s’agit donc d’accompagner la future sociabilité grâce à des lieux communs vecteurs d’échanges.
Pour cela, les centralités urbaines ont un rôle décisif à jouer puisqu’elles sont les lieux qui incitent les citadins à sortir et à se rencontrer. Le modèle des centres historiques, denses et piétons, des villes européennes, provoquent ou facilitent les relations sociales. Ils sont l’antithèse de la mégapolis d’une ville comme Los Angeles, qui nécessite de se déplacer toujours en voiture, ne permettant donc pas d’établir autant de lien social dans la ville que souhaité. Une autre dynamique à impulser celle de réussir à décloisonner les espaces dans la ville pour implémenter de la joie dans l’espace public. La ville doit inviter à la reconnexion aux autres et à l’espace public pour le bonheur commun.
La peinture de Hopper, un écho à notre état d’esprit actuel ?
Dans ses œuvres, le peintre Edward Hopper porte un regard acéré sur une Amérique de la solitude. Il livre une critique acerbe de la ville moderne, qui est pour lui le catalyseur de cette solitude, en dépeignant la ville froide, sans vie, ennuyante, routinière. Des paysages urbains déserts, des individus atomisés, des visages inexpressifs, ses peintures font l’effet d’un électrochoc. Hopper nous invite à nous interroger sur une forme d’individualisme moderne qui nous coupe du bouillonnement de vie qui était la norme en ville. Le reflet d’espaces urbains qui ne laissent aucune place à l’interaction sociale, l’étrangeté, l’inattendu, la joie de vivre. Cette atmosphère urbaine n’est-elle pas l’exacte antithèse du modèle de ville auquel nous aspirons ?
Edward Hopper, Nighthawks (1942)
La responsabilité de la solitude n’est pas que celle de la ville. Elle est partagée et les facteurs de la solitude sont nombreux. Mais notre façon de faire la ville, de la partager, de l’imaginer et de la vivre a son rôle à jouer dans la construction de nos relations sociales, afin qu’elles soient riches et variées. Car même si elle est relative, la solitude est l’un des poisons de la ville. Le repli dans les espaces domestiques qu’elle favorise, signe l’échec d’une des vocations urbaines. Un constat toujours plus criant avec la crise sanitaire qui a révélé l’importance de nos lieux de sociabilité. Il serait intéressant d’intégrer dans les politiques d’aménagements une attention particulière à la solitude, pour offrir l’opportunité aux citadins de se rencontrer, sans pour autant imposer le contact. Un subtile dosage à travailler.
Photo de couverture Toni Reed via Unsplash