«Une faille de sécurité a été détectée dans les réseaux Wi-Fi.» entendait Marcus ce matin en terminant d’une traite son café. «Celle faille permettrait aux personnes qui se connectent sur un réseau public ou domestique de pouvoir s’infiltrer dans les données utilisées par d’autres utilisateurs. Elle permettrait également de récupérer des mots de passe, des photos, des messages privés…». Marcus coupe d’un doigt ferme la radio émise depuis son smartphone.

«Tant pis, on traverse !»

Le réveil a été compliqué ce matin. Les enfants l’attendent déjà, cartable sur le dos. «Allez papa, on va être en retard pour l’école !» L’école se trouve à 15 minutes de marche, mais le moindre retard risque de faire perdre des points de citoyenneté aux enfants. Un malus que Marcus ne voudrait surtout pas leur infliger. Leurs pas sont pressés. Les larges allées piétonnes sont tranquilles ce matin, mais le feu piéton est rouge. «Tant pis, on traverse !».

Les derniers pas avant d’arriver à l’école sont lourds, mais les trois piétons arrivent à temps. Une minute plus tard, et le gardien déjà prêt à refermer la grille ne les laissait plus entrer. Il prend pourtant un air confus en contrôlant la puce d’identité des bambins : «Désolé, mais euh… ça ne sera pas possible monsieur… vous n’avez plus suffisamment de points de citoyenneté… je ne peux pas faire entrer vos enfants.» En traversant au feu piéton rouge tout à l’heure, la famille est en effet passée sous le seuil limite du nombre de points de citoyenneté. C’était la petite erreur de trop. Celle qui vous fait passer dans la catégorie rouge du mauvais citoyen. Celle qui vaut aux enfants de ne plus pouvoir se présenter à leur école ! Entre autres…

Problème : Marcus doit se rendre au travail, et les enfants doivent être confiés à quelqu’un pour la journée. Son premier réflexe est donc de dégainer son smartphone pour identifier le trajet jusqu’à la garderie la plus proche. Il devrait pouvoir y déposer ses enfants, puisque la réglementation y est moins restrictive que pour les écoles, en particulier celle de son quartier. Mais les espoirs de Marcus retombent lorsque l’application de géolocalisation lui interdit à son tour d’accéder à l’ensemble de ses services, la recherche de lieux est interdite… Impossible maintenant ne pas arriver en retard au travail, de perdre davantage de points et de se noyer dans un cycle vicieux de «non-citoyenneté»…

Marcus ne peut plus compter sur ses applications, dont certaines fonctions essentielles sont bloquées. Il ne peut pas non plus se permettre d’enfreindre certains codes de bonne conduite, que ce soit pour son propre profil virtuel, ou pour ceux de ses enfants auxquels il est encore relié jusqu’à leur treizième anniversaire. «Suivez-moi» leur lance t-il. Au lieu de prendre le risque non seulement d’arriver en retard au bureau, mais en plus d’y parvenir en réalisant des infractions, il semble plus judicieux à Marcus de trouver raisonnablement une solution et de récupérer des points de bonne conduite afin de contrebalancer son bilan peu satisfaisant.

«On a de la chance de pouvoir encore acheter des croissants»

Dans le petit café au coin de la rue, du monde est déjà présent. Nombreuses sont les personnes en train de travailler sur leur ordinateur portable, mais il reste toujours un peu de place, surtout pour y terminer le petit déjeuner bâclé de ce matin ! Le papa embarrassé explique calmement la situation, alors que les croissants fument encore d’un parfum de beurre sur le guéridon en acajou. «On a de la chance de pouvoir encore acheter des croissants, alors profitons-en». Heureux de ne pas aller à l’école, les enfants se délectent de leur viennoiserie chaude.

De retour dans la rue à la recherche d’une éventuelle garderie, les trois complices scrutent attentivement leur environnement et découvrent d’ailleurs des bâtiments aux formes rigolotes, des ruelles mignonnes jamais empruntées, des panneaux aux allures de gentils monstres… «Pourquoi les applications ne nous font jamais passer ici, papa ?». Autour d’eux, tout le monde est connecté sur son smartphone, sur sa tablette etc. Et plus l’on s’approche du square de la rue des Fous, plus leur nombre augmente. On trouve en effet dans ce petit parc urbain une œuvre réalisée par un artiste de renommée internationale. Mais cette sculpture imposante abrite un élément majeur de son attractivité : point de connexion d’un réseau Wi-Fi public, elle permet en effet de rester à l’affût des informations locales, de se ressourcer, de recharger les batteries des appareils électroniques, et aussi de se cultiver, à condition de lever les yeux de son smartphone ! «Je n’avais jamais vraiment fait attention à ce qu’elle représentait…» Ces œuvres artistiques sont courantes en ville, et le confort dont elles font preuve sont autant de raisons qui poussent les citadins à utiliser les applications gratuites liées à tous les services urbains dont ils ont besoin. Horaires d’ouverture des épiceries, météo prévue en fin de journée, informations sur l’encombrement du trafic… mais aussi localisation des différentes garderies de la ville !

Hésitant et un peu honteux, Marcus s’approche d’une jeune femme pour demander le chemin vers une garderie qui pourrait accueillir les deux petits. «Avec plaisir ! Surtout si en plus ça peut me faire gagner des points de citoyenneté !» À la grande surprise du père de famille, c’est avec beaucoup d’enthousiasme qu’elle y répondit de manière positive, en cherchant tout aussi gentiment une solution sur une application dédiée. Finalement, l’établissement déniché a bien entendu accueilli les enfants pour la journée, ce n’est pas la première fois qu’une telle situation se présente.

«Cette ville sage n’est plus une ville sensuelle»

Bien sûr, Marcus est arrivé en retard à son bureau, lui retirant un certain nombre de points de bon citoyen. Mais il saura les retrouver petit à petit, si il reste exemplaire dans les lieux publics, et s’il ne transgresse pas les codes du citoyen modèle.

Cette petite frayeur lui a toutefois fait prendre conscience de l’importance des nouvelles technologies dans son quotidien. «Tout est enregistré dans une base de données virtuelle qui définit notre identité… qui peut en plus être piratée à travers la fameuse faille Wi-Fi dont les gens parlent… J’ai le sentiment que les règles qui définissent le comportement des citadins dénaturent le bouillonnement de la ville. Elle est trop orchestrée, trop sage. Cette ville sage n’est plus une ville sensuelle dans laquelle on peut profiter de son caractère, de son architecture atypique, de ce qui la rend agréablement différente, et attirante. Je n’arrive plus à me perdre dans le charme des petites rues avec mes enfants… Quelle est la place des relations de chacun avec son environnement et avec la société, si notre identité est définie par les technologies, par les règles et les dangers qui en découlent ?»