Le dessin, comme représentation de la ville 

Le dessin est la technique la plus connue de représentation visuelle sur une surface plane. L’Homme, dans ses premiers temps, utilisait déjà l’art visuel avant même l’écriture. Il était en effet le moyen le plus simple de répondre à un besoin naturel : celui de représenter le réel qui nous entoure, d’autant plus lorsque celui-ci est en perpétuel mouvement. 

A l’image d’Uruk en Mésopotamie, que l’on considère symboliquement comme la première ville organisée dont on retrouva des traces, de nombreuses cités se sont construites de façon logique et ordonnée. Ces villes organisées (centres religieux, fortifications de défense aux abords de la ville, cimetières à l’extérieur…) sous-entendent forcément une planification, donc l’élaboration d’un plan représentatif de celle-ci. La première carte, dite typo-graphique, remonte à l’âge de bronze, c’est-à-dire vers 3000 ans avant JC. Cette dernière nommée “carte de Bedolina”, a été retrouvée en Italie et semble être, à proprement parler, un plan d’occupation du sol. 

L’origine du mot dessin est empruntée à l’italien disegno et designo. Le terme “dessin” signifiant la représentation visuelle donna directement le terme “dessein”, l’objectif. L’idée du croquis et du but qui en découle a donc toujours été lié. 

C’est ainsi que la cartographie apparut à des fins guerrières, ou alimentaires vitales et fît naître la première représentation graphique de la ville. L’arrivée du papier en Occident et l’invention de l’imprimerie par Gutenberg facilita également la représentation.

Le Quattrocento italien (XVème siècle), période de pré-renaissance annonçant l’avènement des arts et des sciences en Italie, marque quant à lui le début de l’utilisation de la perspective, permettant alors de se projeter dans l’espace. La salle des cartes du Palazzo Vecchio, l’ancien palais des administrateurs de la ville de Florence, témoigne de l’importance des villes et de leur représentation dans un espace plus large et en relation avec leurs voisines. En Italie centrale, à Urbino, une peinture dont on ne connaît pas l’auteur, datée de 1480 semble précurseuse en la matière : elle utilise les techniques de perspective à la perfection, se concentrant sur une projection architecturale. Elle pourrait bien être une des premières représentations d’une cité idéale, d’un projet urbain, en quelque sorte…

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Città Ideale, 1480, Galleria Nazionale delle Marche, Urbino – Photo via Wikipédia

Dans l’idée de modernité et de progrès, lorsque la révolution industrielle transforma l’Europe en profondeur, plusieurs courants artistiques s’en nourrissent et souhaitent  représenter la grandeur de ces changements. Pour exemple, le courant impressionniste émergeant au cours du XIXème siècle, vient casser les codes esthétiques prédominants jusqu’alors et instaure une façon réaliste de représenter le monde qui l’entoure. La ville, alors en pleine mutation tant physique que technique ou morale, devient l’un des principaux sujets de représentation picturale. Caractérisée par des peintures très lumineuses, empreintes d’une vision positive du progrès, les peintures impressionnistes sont aujourd’hui extrêmement célèbres dans le domaine de la peinture. Dans les œuvres de Gustave Caillebotte, impressionniste français, on observe un panel impressionnant de représentations urbaines, témoins de la ville moderne en plein essor. 

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Premières peintures des travaux du Baron Haussmann – Jour de pluie à Paris, Gustave Caillebotte, 1877, Institut d’Art de Chicago ©Wikipédia

Quand l’art visuel permet de développer des imaginaires urbains

Le dessin a donc à travers le temps permis de représenter des villes réelles ou fictives, avec leurs caractéristiques, leurs formes et leurs fonctionnements, mais aussi de comprendre comment chaque époque les représentaient, les pensaient ou les idéalisaient. Encore une fois, la ville est source d’inspiration artistique, lorsque l’on part du principe que celle-ci n’existe, grandit, change ou ne s’embellit, que grâce à une conceptualisation de l’espace. S’approprier et jouer avec l’espace comme le font les architectes, est artistique car le procédé implique une projection imaginaire se basant sur le réel. Mieux que cela, on pourrait voir dans l’architecture une sublimation du réel, une recherche à le rendre meilleur. 

Les villes, par essence, sont aussi le lieu où s’observent de façon très concrète les mutations de la société. En un sens, les grands événements qui composent l’histoire de l’humanité se sont déroulés au cœur des cités : de l’Agora grecque, première place publique où naquit la politique, à la prise de la Bastille en 1789 symbole d’une ville révoltée, aux constructions les plus monumentales, les murs de nos villes sont les témoins de notre histoire commune. À l’échelle de l’humanité, les villes sont le reflet d’une société humaine et l’écrin sensible à tous les changements de cette société. 

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Frontispice du roman Une ville flottante, de Jules Verne par Jules Férat – Crédit photo via Wikipédia

Ainsi, repenser la ville et la transformer, c’est se projeter dans un autre possible et rêver d’un changement de société. Peu étonnant alors que de nombreux penseurs, artistes, architectes et autres rêveurs, aient pu projeter leurs imaginaires sur papier pour donner à voir l’ utopie.

Toujours à l’ère de ce réveil industriel de la moitié du XIXe siècle, de grands contemplateurs de la société comme Jules Verne se mettent alors à rêver et à inventer des imaginaires fabuleux et des espaces entièrement fantastiques. En 1871, il imagine La ville flottante, titre d’un de ses romans d’aventures, où de toute pièce, il invente une société fictive extrêmement bien articulée et conçue dans les moindres détails.

Au début des années 1900, le peintre français Jean-Marc Côté se portait à l’exercice d’imaginer la vie quotidienne d’une ville en l’an 2000. Dans ses oeuvres, du coiffeur au chef d’orchestre, le peintre imagine un monde automatisé. Cette projection fictive et artistique est un moyen efficace pour laisser parler l’idée qu’une génération se fait d’une autre, et devient un témoin de l’histoire.

La Science-Fiction commence ainsi à voir le jour par les biais des arts graphiques mêlés à la naissance de la photographie au début du XIXème siècle et du cinéma dans la foulée. Bande dessinée, dessin ou cinéma, difficile de définir les précurseurs du genre, cependant, on retrouve sans cesse l’inspiration de ces célébrissimes villes utopiques comme l’Atlantide évoquée par Platon, Utopia de Thomas More ou l’Eldorado de Voltaire dans Candide qui ne cessent encore aujourd’hui d’inspirer les arts visuels. De La Planète des Singes à Star Wars, au 5ème élément, différents réalisateurs de film construisent leurs récits de science-fiction sur l’élaboration d’une ville aux visuels impressionnants exigeant un véritable travail de conception.

Un peu plus tard autour des années 1970, ce sont les jeux vidéos qui prennent le relais dans la culture graphique urbaine. Leur graphisme n’a eu de cesse de se perfectionner à mesure qu’ils se démocratisaient, jusqu’à en atteindre l’apogée dans les années 2010. Plusieurs jeux vidéos ont d’ailleurs un lien direct avec la ville: c’est le cas du jeu suédois Minecraft, dont l’objectif est de faire ses propres constructions et d’explorer de nouveaux territoires. C’est aussi le cas du jeu écossais GTA dont les scénarios se déroulent dans l’enceinte de Liberty City, de Vice City, San Andreas ou Los Santos qui s’inspirent directement des villes américaines de New York, Miami, de la Californie du Sud et de Los Angeles.

Le dessin : une place possible pour le dialogue et la réflexion 

Art graphique et ville sont donc étroitement liés. Les arts graphiques ont participé à penser les villes, et la ville s’est vue être une source considérable d’inspiration. En effet, point de salut pour l’urbaniste ni l’architecte sans un support visuel. La représentation est un véritable outil de conception, permettant la projection dans l’espace, ainsi que de donner vie à une idée. Elle constitue donc la base de tout aménagement urbain. 

Un maître d’oeuvre doit se servir d’un support graphique pour présenter et réaliser son oeuvre, mesurant à quel point l’impact visuel du projet en influence la mise en oeuvre. C’est pourquoi, lorsque des architectes répondent à des appels à projets, l’esthétique des plaquettes doit être au rendez-vous. On fait face notamment à un retour du dessin croquis sophistiqué, incluant parfois même des illustrations extrêmement proches de la réalité dans la vie quotidienne en ville. Loin des grands dessins prospectifs, le dessin architectural devient de plus en plus figuratif et tend à se faire intelligible pour le plus grand nombre, faisant de la fabrique de la ville un processus commun.

Mais au-delà du dessin, nous pouvons nous questionner sur le véritable “dessein” de la représentation, outre la dimension artistique ou esthétique. 

Dans un projet d’urbanisme, il semble aller de soi que le seul coup de crayon de l’architecte n’achève pas le projet. Le dessin est en fait la base d’une prospection et a vocation à être partagé, présenté et discuté. Dès lors qu’il est couché sur le papier, le dessin devient un langage, un moyen de communication efficace et universel facilitant la représentation mentale. Le dessin parfois mieux que les mots, est capable de raconter une histoire.

Dans le milieu de l’aménagement urbain, on constate alors que le dessin est un excellent moyen d’exposer un projet:  en le mettant au coeur du processus, on parvient à adopter un langage plus universel dans l’étape fondamentale de la concertation citoyenne. De plus en plus d’ateliers participatifs voient ainsi le jour: le projet est expliqué en même temps qu’il est dessiné ou bien les habitants s’approprient eux-même le support visuel du projet pour discuter ou en débattre. 

Le lien entre “idée” et “dessin” est fondamental. La frontière entre les deux est souvent ténue, tant le dessin est à la fois influencé par le réel, l’histoire et l’imaginaire liés à un espace et permet de laisser libre cours à son imagination. 

Lorsque l’on conçoit la ville, il ne semble ni possible ni souhaitable de s’affranchir de l’histoire du lieu et des ressources dont il dispose. L’idée des villes idéales créées ex-nihilo semblent être devenue obsolète. Ainsi, les projets urbanistiques se doivent de coller de plus en plus au réel: dessiner est devenu une nécessité qu’a renforcé la loi SRU (de Solidarité et de Renouvellement Urbains) de 2000. Cette loi rend nécessaire la représentation graphique d’un projet. L’urbaniste-architecte Michel Chiappero explique ainsi que: “le dessin est passé de la représentation d’une idée aboutie en étape incontournable et préalable à l’aboutissement de l’idée.”

Cette étape incontournable de l’aménagement des territoires doit donc rendre compte d’une réalité, c’est-à-dire d’une bonne connaissance de la morphologie d’un espace.

L’art du dessin pour transformer la ville ?

Ainsi donc, si le dessin de la ville semble devoir être empreint d’une réalité à toute épreuve, quel art visuel nous permet aujourd’hui de rêver la ville? 

Plus que de rêver la ville, les artistes nous permettent encore de rêver dans la ville. Et cette pratique tend à s’ouvrir encore, au plus grand nombre. Street art, art éphémère, publicité, photographie… les arts visuels ne cessent de nous étonner à chaque coin de rue et viennent s’approprier la ville, venant habiter aussi bien l’architecture que le mobilier urbain. 

Le street art par exemple, vient interroger la spatialité de la ville en jouant avec ses dimensions, ses formes et ses matériaux, donnant ou redonnant vie à la ville. Un escalier peint, une anamorphose, un mur en trompe-l’oeil, des panneaux de signalisation détournés… les techniques sont nombreuses pour faire de notre environnement figé un paysage renouvelé et dynamique. 

Les artistes de street art deviennent parfois emblèmes de la ville. C’est le cas de l’artiste JR qui s’installe sur la cour Napoléon en plein coeur du Louvre. Par une fresque monumentale et participative, il parvient à créer un trompe-l’oeil impressionnant mettant en scène la célébrissime pyramide comme sommet d’un précipice dans lequel on aurait l’impression de tomber. Quand Clet Abraham transforme les panneaux de signalisations italiens, Bruno Seillier projette un spectacle de son et lumière sur Notre-Dame, ou Banksy recouvre les murs de Londres de fresques imagées, l’art visuel se met bel et bien au service de la ville qu’il participe à révéler. 

Les arts graphiques, au même titre que nos cités, sont en constante évolution. Les nouvelles technologies et la réalité virtuelle ont d’ailleurs largement investi le domaine, donnant un nouveau souffle aux arts. La représentation graphique devient d’ailleurs de plus en plus immatérielle, jusqu’à la conception de la ville. C’est ce que nous montre le CIM, City Information Modeling, nouvelle maquette connectée dont se servent les concepteurs. Cette dernière permet d’intégrer toutes les informations d’un quartier ou d’un territoire (voiries, eau, éclairages, bâtiments, végétaux, mobilier, gestion des déchets, données de l’INSEE…) et de concevoir ainsi une ville à partir du réel. 

C’est aussi le cas pour de nombreuses expositions d’art dans la ville qui ne se basent aujourd’hui que sur des jeux de lumières projetées comme le propose l’Atelier des Lumières dans le 11ème arrondissement de Paris, technique que l’on retrouve dans de nombreux spectacles nocturnes en ville, comme La nuit des Chimères spectacle proposé par la ville du Mans.

Ainsi nous vous proposons de poser un regard nouveau sur vos villes afin de déceler les quelques œuvres cachées sur les murs ou sur vos pavés. L’art n’est-il pas une lumière dans la ville ?

Crédit photo de couverture ©Ally Laws via Pixabay