Le 12 avril 1961 et pour la première fois de son histoire, l’humanité réalisait un rêve vieux de plusieurs milliers d’années : Youri Gagarine, âgé de tout juste 27 ans, passait 108 minutes en orbite terrestre. Les 60 années suivantes ont vu des milliers de satellites être lancés en orbite de la planète bleue et plusieurs centaines de Terriens marcher sur les traces du cosmonaute russe. La tête dans les étoiles, mais toujours les pieds sur Terre, nous nous sommes décidés à explorer les enjeux de la “démocratisation” de la conquête de l’espace.

L’espace fait à nouveau rêver 

Qui aurait cru que le public se passionne à nouveau pour la conquête spatiale, plusieurs décennies après les premiers pas de l’Homme sur la Lune ? Alors que la plupart des spécialistes déploraient la fin du rêve de la conquête spatiale post-guerre froide, on assiste depuis quelques années à un véritable regain populaire pour cette grande aventure. 

Ce retour des astres s’explique notamment par une surmédiatisation des missions spatiales – facilitée par l’essor des réseaux sociaux – dont l’exemple le plus frappant en France est celui de Thomas Pesquet. Avec 85 000 photos réalisées dont 2 500 publiées sur ses réseaux durant ses 6 mois à bord de la Station Spatiale Internationale, l’astronaute rouennais a redonné envie de se plonger dans l’espace à des millions de personnes, grâce à son envie de partager à travers une stratégie de communication et de pédagogie très développée.

Ce renouveau est également porté par des acteurs économiques à l’instar des milliardaires Jeff Bezos (Amazon), Richard Branson (Virgin) et surtout Elon Musk, patron de SpaceX. Un personnage clivant, adulé par certains et haï par d’autres, qui multiplie des déclarations très commentées sur les réseaux sociaux et lancent régulièrement des projets plus spectaculaires les uns que les autres. Citons ses projets d’autoroutes souterraines, d’hôtels (de luxe) spatiaux ou encore l’envoi d’une voiture Tesla (entreprise dont il est Directeur Général) en orbite. Des projets faramineux qui questionnent notre rapport aux mobilités et à l’espace, dans tous les sens du terme. 

Ses idées ont en tout cas convaincu la NASA qui travaille désormais avec SpaceX. Leur rôle ? Construire des nouveaux lanceurs réutilisables afin de réapprovisionner l’ISS (la station spatiale internationale) et d’envoyer des astronautes dans l’espace, à l’instar justement de Thomas Pesquet dans quelques mois. Nous sommes donc entrés dans une nouvelle phase de la conquête spatiale, qui ne se résume pas à l’affrontement entre deux puissances, mais qui implique une flopée d’acteurs économiques très ambitieux. Urbanisation de Mars, ouverture d’hôtels dans l’espace, exploitation de ressources extraterrestres : autant de révolutions annoncées dans les années et décennies à venir. Mais la plus proche d’entre elles est l’ouverture du tourisme spatial (en théorie) à toutes et tous.

Vivons-nous bientôt dans l’espace ? 

Alors que le tourisme terrestre est en berne à la suite de la pandémie de la Covid-19, le tourisme spatial semble lui prendre son envol. Vingt ans après le voyage de Dennis Tito, la course au tourisme spatial s’accélère, portée par les milliardaires que nous avons déjà citées. Si Richard Branson et Jeff Bezos semblent se concentrer sur le vol suborbital, c’est-à-dire au niveau de la ligne de Karman 100 kilomètres au-dessus de nos têtes, SpaceX vise plus haut et enverra quatre civils en orbite à 540 kilomètres d’altitude durant 3 jours . 

Entrevoit-on une démocratisation du voyage spatial comme de l’aérien au siècle dernier ? Sûrement pas, ne serait-ce qu’au vu du coût d’une telle activité : le voyage suborbital se compte en centaines de milliers d’euros, et l’orbital en dizaines de millions… Plusieurs de celles et ceux qui ont déjà tenté l’expérience préfèrent d’ailleurs parler « d’explorateurs spatiaux privés » ou « d’astronautes privés » pour éviter la confusion avec l’image classique du touriste.

Cependant, un autre projet vise à donner accès à l’espace à plusieurs centaines de milliers de Terriens : la colonisation de la planète rouge. L’agence d’architecture Abiboo a tout récemment répondu à un concours lancé par l’organisation Mars Society et le réseau SONet (Sustaniable Offworld Network) pour des propositions de villes martiennes accueillant 1 000 000 de colons avec différents critères d’évaluation (techniques, économiques, socio-culturels, esthétiques). 

Plusieurs villes ont alors été pensées pour répondre aux nombreux défis que présente l’installation de l’humanité sur une planète hostile à la vie humaine. Le choix a été fait de construire des villes verticales creusées dans des falaises martiennes afin de ne pas exposer les bâtiments aux radiations gamma et solaires. Elles seraient constituées de macro-buildings modulaires permettant de mettre en place toutes les fonctions de manière flexible. Ces modules de formes tubulaires mesurent 10 mètres de diamètre pour 60 mètres de hauteur et comprennent des espaces verts, des points d’eau et des espaces dédiés à la création artistique. Les différents modules seraient alors connectés par un ascenseur à haute vitesse. Des pavillons en forme de dômes situés au pied de la colline seraient utilisés pour développer les interactions sociales et la vie en communauté. Ce même modèle serait utilisé pour bâtir les 5 villes imaginées, disséminées dans différentes localisations stratégiques (l’une d’entre elles serait par exemple placée au pôle Nord pour assurer un accès aux glaciers) dès 2054… ou bien avant ?

On reconnaît dans cette projection sur Mars un imaginaire qui correspond à des problématiques urbaines très terriennes : plus qu’une véritable destination future, ce projet nous invite à développer nos propres urbanités, comme l’a notamment fait plus longuement Arnaud Saint-Martin dans une tribune le mois dernier.

ville - espace - mars

Crédit photo Marek Piwnicki / Unsplash

La conquête spatiale contre le droit à l’espace

Doit-on réellement quitter la Terre pour sauver l’humanité comme l’ont déclaré Jeff Bezos ou Stephen Hawking ? Le débat reste ouvert, mais il est dans tous les cas sûr que la nouvelle conquête spatiale du XXIème siècle contribue à la détérioration de notre planète comme de l’espace. Une étude de 2010 financée par la NASA a cherché à quantifier l’impact climatique du décollage de plusieurs centaines de fusées et en a conclu que le carbone libéré créerait une forte asymétrie de température entre les hémisphères, en plus de trouer la couche d’ozone. 

L’espace subit également une forte pollution du fait de l’envoi d’une quantité astronomique de satellites par les nouveaux acteurs de la conquête spatiale, au premier rang desquels Elon Musk. Le projet Starlink devrait être responsable de l’envoi de pas moins de 11 943 satellites d’ici 2025, et même jusqu’à 42 000 dans le futur alors que seuls 8 000 ont été placés en orbite depuis le premier Spoutnik. Un déploiement de moyens qui risque d’augmenter les collisions en orbites basses et de la rendre donc in fine inutilisable pour l’ensemble des utilisateurs en plus de créer de nombreux débris. Les astronomes se sont également mobilisés contre cette multiplication exponentielle de satellites à travers une tribune, afin d’alerter sur les conséquences de ceux-ci sur les observations du ciel, gâchées et rendues caduc par les nombreuses traînées causées par les satellites.

Le véritable danger que posent ces nouvelles pratiques est donc la privatisation de l’espace et son appropriation par quelques (voir une seule) entreprises de l’industrie dite du New Space. Des universitaires et juristes se penchent aujourd’hui sur le sujet épineux du droit de l’espace en se demandant si nous pouvons nous contenter des traités internationaux déjà en place, ou s’il faut au contraire prendre le taureau par les cornes et adapter le droit à ces nouveaux enjeux. De fait, un droit de l’espace existe déjà depuis 60 ans avec pour principes la liberté d’exploration et d’exploitation pacifique, dans l’intérêt de l’humanité toute entière. Des principes qui sont donc au minimum flous, voire assez angéliques, et ne prennent pas en compte les enjeux actuels de la conquête spatiale par les entreprises privées, et  du contrôle de l’espace, stratégique pour des puissances militaires.
En parallèle de l’actualisation du droit de l’espace, il nous semble primordial de développer le droit à l’espace en s’appuyant sur le Traité de l’espace de 1967 qui déclare l’espace comme bien commun de l’humanité. Un droit qui concerne directement nos villes bien terriennes, victimes à la fois de la pollution lumineuse des satellites et de la pollution lumineuse issues des villes. Une initiative à renforcer serait celle déjà mise en place par la ville de Rennes, comme on vous le racontait déjà sur Lumières de la Ville : l’organisation de nuits sans pollution lumineuse, pour faire briller les étoiles au-dessus de nos têtes. Une manière relativement accessible de sensibiliser sur tous les enjeux que nous avons explorés en plus de rendre à toutes et tous un peu d’espace de rêve. 

Photo de couverture Nasa / Unsplash