L’art contemporain divise
Ce serait un euphémisme de dire que l’emballage de l’Arc de Triomphe a quelque peu divisé l’opinion des français. Cinquante ans après l’avoir imaginée, et à titre posthume, l’œuvre de Christo et Jeanne-Claude a déchaîné les passions, et un simple tour sur les réseaux sociaux ou dans les rues de Paris suffit à se rendre compte du degré d’adoration (ou de détestation) qu’elle a engendré. Alors, emballage abject qui défigure Paris ou sublime œuvre des meilleurs artistes du siècle dernier ? En définitive, peu importe, puisque ce que Christo et Jeanne-Claude visent, ce sont les sentiments, et que “les gens entrent dans le tableau”. Il ne s’agit pas de provoquer pour le pur plaisir, mais bien de proposer une expérience unique et éphémère, qui nous fait voir les monuments et l’espace public d’un nouvel œil, et ce pour toujours.
Crédits photo ©Lumières de la Ville
L’emballage de l’Arc de Triomphe n’est bien évidemment pas la première œuvre sur l’espace public qui a provoqué autant de discussions, et on pense directement aux œuvres de Jeff Koons et de Paul McCarthy, dont les installations à Paris ont été accompagnées de leurs lots de polémiques à l’échelle nationale et même mondiale. En 2014, la sculpture gonflable intitulée Tree, se voulant représenter un sapin de noël de manière provocante, avait provoqué une immense violence autour de la place Vendôme. En plus des dizaines d’articles à charge contre l’artiste, celui-ci s’était même fait agressé physiquement et son œuvre vandalisée seulement deux jours après son installation.
Un plug anal géant de 24 m de haut vient d’être installé place Vendôme !
— Printemps Français (@nelachonsrien) October 16, 2014
Place #Vendome défigurée !
Paris humilié ! pic.twitter.com/vv7fzZWC62
Un triste épisode qui a conforté la position des plus fervents opposants à l’art contemporain, qui n’y voient qu’une défiguration à la fois de la pratique artistique mais aussi de l’espace urbain. Pour autant, une autre œuvre emblématique située à quelques centaines de mètres de la place Vendôme apporte une nuance à cette vision : Les Deux Plateaux. Plus connue sous le nom de Colonnes de Buren, cette fameuse installation constituée de 260 colonnes qui s’étend sur 3 000m² avait également été très controversée au moment de son inauguration en 1986. Mais si elle connaît encore son lot de détracteurs, force est de constater qu’elle fait maintenant partie intégrante du paysage artistique parisien, et qu’elle attire chaque jour des visiteurs curieux qui n’hésitent pas à se prendre en photos en “jouant” avec ces colonnes.
Photo Rach Teo/Unsplash
Cette diversité d’avis assez tranchés sur l’art contemporain nous semble dénoter d’une certaine vitalité de la parole citoyenne, et des débats autour de l’aménagement urbain. Bien qu’il existe des réactions violentes absolument condamnables, il nous paraît intéressant d’utiliser le choc que provoquent ces interventions pour ouvrir une discussion plus large sur la fabrique de nos villes, et sur son appropriation par toutes et tous.
L’art contemporain de plus en plus intégré dans la fabrique urbaine ?
Au-delà de ces quelques œuvres gigantesques qui font couler beaucoup d’encre, l’art (contemporain) en ville est bien plus divers et fécond. Un sujet qui nous intéresse d’autant plus qu’une grande partie d’entre elles empruntent énormément à la grammaire de l’urbanisme, et contribuent à la revitalisation des centres urbains. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les gares du futur Grand Paris Express sont appelées à devenir le plus grand parcours d’art contemporain du monde avec 68 nouvelles œuvres dans autant de gares qui verront défiler deux millions de spectateurs-voyageurs par jour.
Si le cas du GPE nous montre comment l’art contemporain peut accompagner un processus nouveau, il est également de plus en plus mobilisé dans les démarches de revitalisation de nos villes. L’intégration d’art dans les projets urbains n’est évidemment pas nouvelle, et s’inscrit dans une dynamique qui s’est accélérée en parallèle de l’importance prise par les acteurs privés dans la fabrique urbaine, comme nous le rappellent Margot Baldassi et Philippe Gargov dans la revue Millénaire 3.
Aujourd’hui, notamment avec les appels à projets comme « Réinventer Paris » il y a quelques années, une fièvre culturelle s’est emparée des promoteurs qui voient également dans l’intégration d’œuvre d’art une manière de renforcer leur RSE. C’est à la même époque que la charte « 1 immeuble, 1 œuvre » a été lancée par le Ministère de la Culture, ce qui a permis l’installation de 350 œuvres sur tout le territoire français.
Mais dans cette diversité d’acteurs, les différentes démarches et points de vue ne sont pas toujours compris de toutes et tous. Quel peut et quel doit être le rôle des artistes ? Certains voient l’art comme une manière de “colmater des problèmes que personne n’a réussi à gérer”, d’autres comme une façon d’injecter de la poésie dans des espaces parfois moroses, alors que les acteurs privés mobilisent des artistes pour valoriser leur foncier.
On retrouve là le phénomène maintes fois commenté de l’occupation temporaire, qui permet aux promoteurs d’externaliser les coûts de gestion avec des occupants qui s’occupent d’entretenir les lieux, tout en assurant une “valorisation du foncier à travers sa mise en visibilité”. C’est par exemple le cas du collectif artistique Le Wonder, qui a occupé successivement une ancienne usine de piles à Saint-Ouen, une tour vacante à Bagnolet, un entrepôt à Nanterre et désormais une ancienne imprimerie à Clichy. Cette précarité les a d’ailleurs amenés à rédiger des tribunes dans Libération en 2018 et en 2021 pour dénoncer leur situation : si l’art contemporain joue un rôle de plus en plus prépondérant dans la fabrique urbaine, les artistes n’en voient pas toujours les fruits. Une dynamique similaire à celle de certains collectifs de street art, “faire-valoir à leurs dépens”.
De l’art urbain aux géo-artistes
Si ces nouveaux artistes intervenant dans l’espace public ont été poussés par des logiques extérieures à la pure démarche artistique comme on l’a vu, il n’empêche que leur nouveau positionnement leur permet de développer des pratiques innovantes, et même d’en faire des situationnistes des temps modernes comme le défend Luc Gwiazdzinski. On peut même les considérer comme des “« ambianceurs » qui mobilisent l’émotion, des créateurs qui inventent, des poètes qui décalent et des forains-bonimenteurs, à la fois enchanteurs et arnaqueurs de passants consentants” Ces géo-artistes représentent toute une galaxie passionnante et inspirante, dans laquelle le Collectif ETC nous avait fait voyager il y a déjà dix ans à travers son “Détour de France.
Parmi tous ces acteurs, on retrouvait par exemple le collectif Horizome, toujours actif dans le quartier Hautepierre de Strasbourg. Ses membres multiplient alors les actions très diverses à la frontière entre urbanisme et art contemporain. D’une part, ils ont établi des diagnostics sur l’enclavement de ce quartier populaire, alors rénové dans les cadres d’un projet ANRU, mais ont aussi concerté les habitants sur les évolutions du quartier, ou ont lancé des processus d’aménagement participatifs. De l’autre, ils multiplient les résidences d’artistes contemporains sur l’espace public comme en 2018 avec le collectif la Meute. Celui-ci a mis en place une imprimerie mobile dans une camionnette jaune, qui sillonnait le quartier pour venir générer “les affiches, slogans, punchlines liés à la rencontre des initiatives, événements et personnalités du quartier.”
On pourrait également citer les actions menées par l’Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine, dont la méthode inspirée de la psychogéographie va du diagnostic urbain jusqu’à l’intervention sur l’espace public avec des “tatouages urbains”, ou des installations paysagères.
Comme nous le dit Luc Gwiazdzinski, toutes ces actions constituent des “ mises en scène [qui] permettent au public de se décaler et de voyager sur place, explorant un « exotisme de proximité ». L’artiste nous invite à changer de regard sur nos villes et sur nos vies quotidiennes et nous pousse à sortir des trajets quotidiens ou des figures touristiques imposées pour retrouver le goût de la ville et des autres.”. On retrouve là la démarche d’artistes comme Christo et Jeanne-Claude, portée à l’échelle de la vie quotidienne par des dizaines de collectifs qui se multiplient chaque année sur le territoire.
La sculptrice Aili Vahtrapuu propose quant à elle une fiche de poste assez similaire de l’artiste, en défendant l’art comme un outil pour ménager l’espace : “l’artiste n’est pas créateur de mondes virtuels mais éveilleur d’imaginaire et de sens. Il intervient comme re-créateur d’espace”. Une démarche que les lectrices et lecteurs assidus de Lumières de la Ville connaissent bien. En effet, il s’agit de la philosophie qui sous-tend plusieurs projets qu’on vous a présentés dans nos Petites Urbanités, à l’instar des 9 Blocs, de l’Urban Conga, ou encore de la Social Network Factory.
Au-delà des œuvres monumentales qui agitent l’opinion publique et la presse chaque année, les villes peuvent donc compter sur un écosystème riche de géo-artistes dont les actions se confondent de plus en plus, et pour le mieux, avec celle des urbanistes.
Crédits photo de couverture ©Collectif ETC/Wikipedia