La ville aux piétons

Parmi la pléthore des sujets liés à la ville qui ont été discutés dès le début de la pandémie, la question de la marche en ville et de sa piétonnisation fait partie des plus investis par les pouvoirs publics. Réduction de la pollution environnementale, apaisement sonore, baisse de l’insécurité : autant d’avantages qui sont apparus évidents lorsque les voitures ont arrêté de circuler pendant le premier confinement. Cependant, alors même que des mesures sont prises, comme la mise en place de zones 30 dans un certain nombre de villes, une fraction de la population s’oppose encore à la piétonnisation de nos villes.

La plupart des critiques tournent autour d’un même argument, qui mérite d’être discuté : la piétonnisation nuirait à l’attractivité commerciale des centre-villes. Il s’agit d’une inquiétude qu’on retrouve très souvent dans la bouche de certains élus, mais aussi directement des commerçants lorsqu’on les interroge sur ce qu’ils souhaitent voir améliorer dans leur ville. Ils ont, par exemple, pour habitude de remarquer que les grands centres commerciaux de périphérie siphonnent leurs clientèles, justement parce qu’ils disposent de gigantesques parcs de stationnement.

Une étude assez récente du CEREMA tempère pourtant cette vision, en montrant que pas moins de 64% des clients des petits commerces situés dans des grandes agglomérations s’y rendent à pied, contre seulement 24% d’automobilistes. Même s’il faut noter que la tendance est moins forte dans les villes moyennes, où la voiture et la marche se partagent à parts quasi-égales ces déplacements, le concept du no parking no business tient avant tout à un biais cognitif. On peut, par exemple, noter que les commerçants constituent une catégorie majoritairement automobiliste, mais aussi qu’ils entendent bien plus souvent des clients se plaindre de l’absence de parking que de piétons qui vantent la qualité du trottoir.

©CEREMA

Un autre argument qui concourt à la nécessité de favoriser la marche en ville tient au fait que si la majorité de la voirie de nos villes est dédiée aux voitures (50% à Paris), ces dernières ne représentent qu’une faible partie des déplacements réels  (13 % dans la capitale). La nécessité de piétonniser nos villes ne tient donc pas à de l’idéologie pure, ni à un simple effet de mode, mais bien à une tendance prospective forte.

Il est aussi important de rappeler que la piétonnisation n’a pas pour objectif de s’opposer aux automobilistes ou de les punir, mais au contraire de résoudre des conflits d’usages et de rééquilibrer la balance des déplacements en ville. On n’est que rarement un piéton à 100% et encore moins souvent un automobiliste la totalité de son temps. Là aussi, des biais cognitifs sont à l’œuvre pour nous faire oublier qu’une écrasante majorité de la population est piétonne (si on exclut les humains du film Wall-E) au moins le temps d’aller de sa voiture à sa destination ou même de se diriger dans son parking.

Une affaire de justice spatiale

Si la marche devrait se renforcer dans sa position de premier mode de déplacements, au moins dans les grandes villes, les citadins ne sont pas tous logés à la même enseigne et n’ont pas tous la chance de vivre dans des communes aussi agréables que Gradignan, sur le podium du premier baromètre des villes marchables paru il y a quelques jours.

Celui-ci a été établi à partir d’une consultation publique, inspirée du modèle du baromètre des villes cyclables, et a réuni plus de 40 000 répondants à une quarantaine de questions sur cinq enjeux : leur ressenti sur leur quotidien de piéton, le sentiment de sécurité, le confort de la marche, l’importance donnée aux déplacements à pied, et les aménagements et équipements à mettre en place pour améliorer le quotidien. Bien que les profils des répondants ne soient pas parfaitement représentatifs de la population française, l’étude brosse tout de même un portrait général et peu glorieux de la marchabilité des villes françaises avec une note moyenne de 9,2/20.

Il sera intéressant d’observer si le succès médiatique de ce baromètre se traduira par la mise en place de mesures concrètes par les communes les plus basses dans le classement. Elles pourraient d’ailleurs se saisir des nombreuses pistes d’améliorations avancées par les répondants avec, au premier rang, trois demandes directement liées aux trottoirs. En effet, 41% des répondants ont signalé l’importance d’aménager des trottoirs plus larges, mieux entretenus, sécurisés et désencombrés. La deuxième piste proposée est celle de réserver l’usage des trottoirs aux piétons, suivie de près par l’idée de verbaliser davantage le stationnement sur ces mêmes trottoirs.

Des pistes d’améliorations qui correspondent aux critiques formulées par les marseillais, alors que la cité phocéenne atteint les tréfonds du classement. Il s’agit cependant une nouvelle fois de faire très attention à nos biais cognitifs et à nos erreurs de jugement : alors qu’une partie des répondants se plaignent du développement du vélo comme source d’insécurité pour les piétons, on observe au contraire une corrélation entre les villes les plus marchandes, et les plus favorables au vélo.

Le cas d’Aubervilliers, classée 199 sur 200 de ce baromètre, est également passionnant à aborder puisqu’il est représentatif d’un concept capital à avoir en tête : celui des coupures urbaines. En aménageant ces communes tout autour des seuls déplacements automobiles, nous avons fini par créer des « villes archipels », qui « enferment le piéton dans son quartier ». C’est d’ailleurs pour cette même raison que le vélo se développe beaucoup moins en banlieue selon l’économiste Frédéric Héran, et non pas à cause d’une dimension culturelle qui voudrait que le cycliste soit un “bobo parisien”.

Pour mieux lire ces territoires, ce spécialiste du vélo depuis plus de 25 ans a justement proposé une typologie de quatre formes de coupures urbaines. Tout d’abord, les coupures linéaires infranchissables, comme les autoroutes, les voies ferrées ou les canaux qui forcent les piétons à faire des détours très longs pour trouver un pont ou une passerelle, bien plus rares en banlieue que dans les centre-villes.

Les barrières de trafic correspondent plutôt à des artères de circulation, très difficile à franchir sans mettre sa sécurité en jeu. Il s’agit là principalement des routes nationales où les trottoirs sont en général en mauvais état ou inexistants. Troisième catégorie, les voies impraticables, sans trottoirs ou pistes cyclables, et phagocytées par les voitures stationnées qui imposent de slalomer pour celles et ceux qui le peuvent. Enfin, les coupures surfaciques désignent dans cette typologie les larges emprises qui forcent les détours, comme les stades, les parcs fermés la nuit ou les grandes usines de traitement qui ont été déplacées à distance des centre-villes.

Toutes ces coupures peuvent bien évidemment se combiner, et aller jusqu’à enclaver des quartiers entiers, qui se trouvent bien souvent être des zones prioritaires de la ville, renforçant ainsi les inégalités. La piétonnisation est donc bien une affaire de justice spatiale.

Extrait du baromètre des villes marchables

La marche (re)dessine les métropoles

Le degré de marchabilité d’une ville nous renseigne donc directement sur les transformations urbaines passées et à venir. Pour autant, la marche ne constitue pas simplement un signe de ces évolutions, mais en devient parfois un outil de premier plan, comme nous le montrent des initiatives passionnantes comme celles du Bruit du Frigo dans la région bordelaise, ou de Enlarge Your Paris dans le Grand Paris. Nous avons justement pu nous entretenir avec Vianney Delourme, son cofondateur, pour mieux comprendre sa démarche.

Les marches qu’il contribue à organiser dans le Grand Paris sont les héritières de trois traditions différentes mais complémentaires. Tout d’abord, celle de la tradition littéraire et contestataire de Guy Debord et des situationnistes qui portaient un “mouvement d’opposition à l’asservissement parisien au service de la vitesse et de la consommation” à travers les concepts de “dériveet de “psychogéographie”. Ce sont d’ailleurs ces auteurs qui inspirent encore aujourd’hui les stalkers italiens, le Bruit du Frigo ou les sentiers métropolitains qui “mettent en lumière que l’esthétique périurbaine est le fait majoritaire dans nos villes, et qu’il faut donc la réintégrer dans nos façons de vivre la ville.

Une autre expérience à avoir en tête est celle menée par les travailleurs sociaux dans les quartiers populaires dès les années 1960, qui marchait en ligne droite au milieu des grands ensembles pour comprendre ce qu’étaient le quotidien et les difficultés des habitants. Enfin, une dernière tradition est née au centre Pompidou “avec pour objectif de découvrir le patrimoine urbain des arrondissements parisiens à deux chiffres”. Une démarche qui permet de “raconter une autre vision de l’espace public” où “la rue n’est pas juste un endroit que l’on emprunte pour aller d’un point A à un point B”.

C’est donc forte de tous ces héritages que l’équipe de Enlarge Your Paris organise depuis 2016 des tours piétons du Grand Paris, le long du tracé du futur Grand Paris Express en visant l’objectif “d’une génération pour s’approprier notre territoire avec nos pieds”. Lors de ces différentes marches, les participants découvrent sous un nouveau jour des territoires parfois juste à côté de chez eux, et défrichent également “les aspérités et les petits trous de souris” qui permettent de s’affranchir ou du moins de traverser les coupures urbaines et ainsi d’établir une cartographie métropolitaine.

Un autre objectif, dans la lignée des traditions qu’on vient de citer, est de faire découvrir un patrimoine parfois insoupçonné comme la friche culturelle du Kilowatt ou des points de vue impressionnants sur la métropole, qui changent de la butte Montmartre connue de toutes et tous. Des balades qui permettent également aux grands parisiens de se rencontrer, de partager leurs expériences, et donc de contribuer à raconter un grand récit métropolitain.

Friche culturelle du Kilowatt, près du chantier de la gare des Ardoines, ligne 15 sud. ©Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris

Enfin, ces promenades urbaines sont également l’occasion d’établir de véritables diagnostics territoriaux, en s’appuyant sur des experts comme Frédéric Héran qui donnent des clefs de lecture et de compréhension aux participants. Plus encore, des diagnostics précis et documentés ont pu être réalisés notamment sur le repérage des îlots de chaleur, enjeu capital des métropoles. Une première expérience qui a été augmentée par une formation auprès de l’Ecole Urbaine de Lyon, sur la question du diagnostic anthropocène territorial, et qui permet maintenant à Enlarge Your Paris d’accompagner les collectivités comme les aménageurs. Ainsi, la marche urbaine devient le support de diagnostics urbains partagés avec les habitants, outils passionnants pour nous aider à aménager de véritables accessibles, durables et basées sur les usages.

Crédits photo de couverture « Le long de l’A6 et du TGV Ouest, sur le tracé de la ligne 14 Sud » ©Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris