Ces dernières semaines, les manifestations des gilets jaunes se différencient des autres rassemblements par la méthode et la symbolique. Pour la première fois, les revendications des manifestants se sont matérialisées par une occupation spatiale des rond-points, et moins par une occupation, plus traditionnelle, de places et de rues dans les grandes polarités. Cette nouvelle géographie de la contestation semble mettre en avant le quotidien et les revendications des manifestants, habitants du “périurbain”, en prenant place dans des lieux de passage empruntés chaque jour pour se rendre au travail, aller faire ses courses, amener ses enfants au sport, etc. Des distances allongées qui demandent un coût en carburant, or récemment celui-ci est voué à augmenter puisque la volonté du gouvernement est d’augmenter les prix du diesel. La goutte de trop qui semble traduire des conditions de vie, de plus en plus tendues, dans les espaces périurbains.
Mais alors, qui sont ces 15 millions de français qui habitent ces territoires aux limites floues, ces habitants de l’espace dit “périurbain”, qui d’après l’INSEE, regroupe 24 % de la population française ? Un lieu large qui occupe ⅓ du territoire français et qui est, caractérisé par une densité plus faible, une discontinuité de l’habitat et la présence de diverses fonctions. Sa population et ses formes sont donc variées, alors que les revendications semblent être communes. Cette opposition entre diversité des cas et demandes communes nous interroge sur le rapport entre les contestations des gilets jaunes et l’espace périurbain, socle de situations hétérogènes : les manifestations sont-elles le reflet d’une crise périurbaine ?
Le périurbain : différentes réalités spatiales à mettre en perspective
D’après le sociologue Jean-Marc Stébé, professeur à l’université de Lorraine, la définition de l’INSEE du périurbain dans les années 1950 sépare les différents espaces en opposant l’urbain et le rural, avec le découpage qui comprend d’une part la ville centre et la banlieue par opposition au monde rural. En 1962, ils font intervenir une nouvelle zone, la ZPIU (zone de peuplement industriel et urbain), un espace intermédiaire entre la ville centre-banlieue et le rural, et ils s’aperçoivent au début des années 1990, que plus de 90% de la population réside dans la ville centre, la banlieue et les ZPIU.
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En 1996, l’INSEE, qui cherche toujours à étudier ces espaces, décide de revoir le découpage pour faire apparaître les aires urbaines. Celles-ci intègrent les espaces qui entourent une polarité dominante (grande ville ou ville moyenne qui polarise les autres espaces). Elles sont aussi constituées de plus petites unités urbaines qui sont des agglomérations de plus de 2000 habitants avec une continuité du bâti et des couronnes périurbaines dont 40% de la population travaille dans ces aires urbaines plus étroites. Par exemple, à Nancy, le centre-ville se compose de 106 000 habitants alors que l’aire urbaine regroupe 400 000 habitants. C’est donc 1 habitant sur 2 qui réside dans l’aire urbaine, en dehors du centre-ville et de la banlieue. La ville est donc une ville atomisée complexe.
L’analyse du géographe Christophe Guilluy qui oppose une France métropolitaine à la France périphérique peut s’avérer elle aussi complexe, car elle présente des exceptions. D’après Alternatives Economiques, la couronne périurbaine se compose de 28% d’employés et 26% d’ouvriers, soit près de la moitié des classes populaires, mais il reste difficile de se limiter à cette dichotomie tant l’espace dit “périphérique” est mixte. En effet, le territoire se compose d’espaces divers: des villages comme des villes, un tissu pavillonnaire, des espaces résidentiels plus luxueux ou encore des logements sociaux et des quartiers en marges. La population n’est donc pas homogène avec des niveaux de revenus qui s’opposent. Cela s’explique car en dehors des centres des polarités urbaines principales, mais dans leurs aires urbaines, on retrouve dans ces espaces aussi des villes et leur propre polarité urbaine, or c’est là que se concentre aussi les classes populaires.
Pour comprendre cette diversité, l’espace peut s’analyser par le biais de la notion de territoire et de distance, et celui des revenus. Dans les espaces périurbains, il existe des espaces huppés qui abritent une population aisée de classe moyenne à moyenne supérieure. Ces derniers choisissent de s’installer dans des villages à fort patrimoine environnemental et historique, qui n’ont jamais accueilli les classes populaires.
Blois, France – Crédit photo ©Dorian Mongel via Unsplash
Mais d’un autre côté il peut y avoir à seulement 10km de là une population plus populaire qui aspire aux mêmes idéaux de la maison individuelle avec un jardin et de l’ambiance village de la campagne, et qui, pour l’atteindre, s’installe plus loin dans le périurbain, pour des raisons d’accessibilité financière. Le souci, c’est qu’il est difficile de prendre en compte tous les paramètres qui vont intervenir dans le quotidien du pavillonnaire, comme le coût des déplacements des enfants une fois grand, ou encore les coûts d’entretien de la maison qui apparaîtront. On peut assister alors, dans ces cas, à un désenchantement du rêve pavillonnaire lié à ces difficultés naissantes pour des ménages modestes qui ont dû s’endetter pour obtenir ce bien, et qui ne veulent pas se retrouver dans des cités d’habitat social paupérisé de banlieue, perçu comme une dégradation de leur niveau de vie.
Deux espaces périurbains ressortent de cette analyse, celui du périurbain historique, aujourd’hui dense, et celui du périurbain éloigné dont la dépendance automobile est très forte et peut emprisonner les ménages le week-end. Une distinction à prendre, bien sur, avec des pincettes pour ne pas sombrer dans une nouvelle opposition farouche.
Longtemps présenté comme un espace de l’entre-deux, entre la ville et la campagne, sans pour autant être l’un ou l’autre, l’espace “périurbain” a souvent été généralisé et réduit à une de ses dynamiques. Entre espace périphérique pauvre des immigrés, quartiers pavillonnaires des classes moyennes ou plus huppés ou encore, territoires des classes populaires repliées sur elles-mêmes, le terme même de périurbain apparaît comme abstrait, à la fois sans identité ou au contraire, homogénéisé, pour se réduire à un de ces nombreux visages. Pourtant, l’analyse de cet entre-deux complexe permet de rester au plus près de la réalité des habitants et de répondre à ces défis.
Des politiques globales de mobilité qui tiennent en compte des disparités pour renouer les liens avec les centres ?
Si les périurbains manifestent, c’est surtout pour dénoncer la dépendance à l’automobile, symbolisée par l’occupation des ronds-points. Les populations qui en ressortent pourraient bien être celles à qui un rêve a été vendu, or on leur aurait retirer juste après, comme le témoigne la taxe sur le diesel alors que le gouvernement incitait, il y a peu, les ménages à acheter des véhicules.
Les travaux d’Henry Raymond dans “l’habitat pavillonnaire” montraient déjà que les périurbains n’étaient pas forcément individualistes et bourgeois, ou même encore des pollueurs qui ne réfléchissent pas aux conséquences de leurs achats, comme pouvait le laisser entendre une vision partielle de ces territoires. Au contraire, les habitants du périurbain sont à la recherche d’alternatives, leur permettant de vivre dignement et en accord avec les enjeux environnementaux. Pour cela, il est indispensable de réfléchir à de nouvelles mesures à mettre en place, dans une démarche qui se fait progressivement, à l’aide des chercheurs et des habitants, sur d’autres moyens de se déplacer dans ces espaces, et d’autres actions d’aménagements comme favoriser l’installation de commerces de proximité.
Ces habitants des espaces périurbains, et même dans le monde rural, restent en effet très dépendants de la voiture. Ainsi, pour limiter cette dépendance et mieux les relier à des centralités, il faut aller vers une évolution de la mobilité et trouver des systèmes de complémentarité entres les communes. Cela signifie prendre en compte une vision plus globale d’un territoire qui ne se limite plus à la commune périurbaine, mais qui englobe toute l’aire urbaine environnante, s’affranchissant ainsi des frontières administratives. La solution sera-t-elle de penser des schémas de cohérence en terme de mobilité ? Par exemple, il arrive que certains bus dans certaines communes, fassent demi-tour en raison de limites administratives, alors qu’ils sont à proximité d’une autre commune périurbaine, qui n’est alors pas desservie. Cela pourrait être ainsi évité.
Par ailleurs, il s’agit aussi de faire face à la montée de villes émergentes qui naissent autour de centralités comme les centres commerciaux et les cinémas qui les dynamisent et deviennent des lieux de liens sociaux, et qui participent également à favoriser la ville diffuse. Les enjeux environnementaux s’attaquent particulièrement à cet enjeu. Les pouvoirs locaux essayent par le biais des PLU (Plan Local d’Urbanisme), de trouver un moyen de densifier les lieux périurbains existants pour éviter la diffusion de la ville notamment en identifiant les dents creuses. Par exemple, il y a cette possibilité de densifier les lotissements pavillonnaires car les propriétaires ont parfois du mal à payer les charges, ce qu’on appelle le BIMBY. Ainsi, la municipalité négocie pour couper la parcelle en deux et installer un nouveau pavillon et densifier. C’est la aussi, une manière de lutter contre l’étalement urbain, l’éparpillement des unités urbaines, les distances et la dépendance à l’automobile.
Pour aller plus loin dans les mesures à mettre en place afin de relier ces espaces à des centralités, la réouverture, le renforcement ou la construction de lignes de chemins de fer pourrait être une alternative à la voiture, qui permettraient de pallier à cette séparation entre aire urbaine et polarité. A l’inverse, il s’agira d’éviter l’isolement des ménages. En effet, la hausse du carburant aurait pu amener à cette conséquence en coupant davantage le lien permis par la voiture pour se déplacer d’un quartier à un autre.
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Revaloriser l’autonomie et l’indépendance de ces territoires en renforçant leur marge de manoeuvre dans la résolution de leur enjeux territoriaux ?
Si des actions concrètes dans le cadre d’une politique globale sont indispensables, il faudra aussi donner davantage d’autonomie, à la fois aux ménages, mais aussi aux municipalités, qui, au plus près des habitants, connaissent le mieux les enjeux du territoire.
Parmi les mesures qui permettraient de limiter les freins qui empêchent les populations périurbaines ayant des difficultés financières de se raccorder à la ville, la revalorisation des petites centralités urbaines constitue une solution, mais pour ce faire, il faudrait que les municipalités aient plus de poids et de possibilité d’actions dans le remaniement de ces centres. Afin de rendre cette indépendance aux municipalités, le Sénat a adopté, à la fin de cet été, un plan national pour la revitalisation des centres-villes et centres-bourgs, prévoyant des mesures dans les centres-villes comme la réduction de la fiscalité, l’offre de locaux adaptés à des prix abordables, une réduction des normes qui freinent la réadaptation des immeubles, ressource à utiliser, ou encore une offre de logement, le tout, dirigés par les collectivités et leurs groupements.
De plus, le programme “Action coeur de ville” propose de revitaliser le centre-ville de 222 communes retenus parmi toutes les régions afin, selon le Ministre de la cohésion des territoires, Jacques Mézard, de bénéficier aux territoires urbains et périurbains environnants des villes moyennes et de leurs intercommunalités, et “revaloriser la vie civique, la vie économique et la vie sociale”. Par la revalorisation du centre-ville, c’est une amélioration des conditions de vie de ses habitants qui est plébiscitée. Un renforcement des centres qui se répercute sur les territoires polarisés. Parmi les actions, c’est un soutien pour favoriser le travail des collectivités locales, ainsi que la mobilisation des fonctions comme le logement ou les commerces pour un réappropriation des centres-villes qui est revendiqué. L’objectif est donc le maintien et la diversification des activités pour attirer les territoires les plus proches, ce qui réduira de fait les distances parcourues. C’est sans oublier un axe structurant du programme qui consiste à développer la mobilité, les connexions et l’accessibilité. Des initiatives qui pourraient être également développées dans les plus petits centres-villes de moins de 20 000 habitants.
Les manifestations des gilets jaunes ont ainsi révélé un territoire morcelé aux diverses facettes, dont une partie s’est sentie sujette à une illusion désenchantée d’un rêve miroité d’une « maison individuelle au vert » mis en péril. C’est avant tout une colère liée aux inégalités de revenus qui s’est cristallisée sur les ronds points et qui a entraîné un effet de rassemblement de toutes les revendications, comme le ralliement des blouses blanches à la cause qui se sentent dépassés par les manques de moyens.
Bien qu’étant un aspect particulier du périurbain, les pavillons encore nombreux sont aussi le reflet des aménagements dépendants des déplacements en voiture. 20 millions de personnes possèdent un pavillon sur 35 millions d’habitations en France, un chiffre lié à un fantasme ancien, alimenté par les politiques d’aide à l’accession à la propriété de la fin des années 60 et du début des années 70, qui en a fait un territoire caractéristique visible. Mais le marché de la maison individuelle s’effondre depuis plus d’un an, reflétant une prise de conscience et un attrait qui diminue progressivement. C’est un désenchantement personnel, mais aussi une manière d’alerter le gouvernement sur les dysfonctionnements de ces espaces. Un appel auquel il faut répondre par des aménagements qui prennent en compte les citoyens et leur cadre de vie, premiers bénéficiaires des projets.
Peut-il était donc temps de réinvestir ces espaces en idées, en projets territoriaux d’ensemble ambitieux, à l’image du programme Action Coeur de Ville, mais cela à une tout autre échelle, celle de l’aire urbaine dans son entièreté. Qu’en est-il du projet périurbain pensé par Martin Vanier dans les années 2010 ? Peut-être que pour bâtir une ville demain plus inclusive, durable et mieux pensée, il est essentiel de penser ces espaces, les investir en idées et d’y renforcer l’ensemble des initiatives qui émergent localement, pour faire émerger des projets périurbains positifs et une réelle politique publique d’ensemble.
Photo de couverture : Les Vans, France – Photo ©Nicolas Van Leekwijck via Unsplash