Dès le lendemain des attentats du 11 septembre, le consensus était à la reconstruction du World Trade Center, dans l’idée de “ne pas laisser gagner les terroristes”. Celle-ci ne s’est cependant pas faite sans complications, et des débats très importants ont eu lieu ces vingt dernières années. La question principale qui les a animés peut se résumer ainsi : faut-il sacraliser le lieu-dit Ground Zero en le considérant comme une gigantesque sépulture, ou au contraire ne vaudrait-il mieux pas reconstruire un véritable quartier pour affirmer la vitalité de New York ? Et quelle que soit la réponse à cette question, quelle forme exacte prendrait le quartier ?

Ground Zero : décombres et poussières

La question se pose puisque, comme l’explique notamment Gérôme Truc dans un passionnant article, la sacralisation des sites de catastrophe n’est pas systématique. Ils peuvent être totalement oblitérés, rectifiés en changeant la structure, ou même simplement désignés à l’aide d’une plaque ou d’un monument commémoratif. La particularité du World Trade Center tient au fait qu’il a été à la fois sanctifié, ce qui a notamment été confirmé par le président Obama lors d’un discours inspiré du célèbre Gettysburg Address de Lincoln, mais également rectifié comme on le verra dans une seconde partie.

Cette dimension sacrée s’est observée sur le site dès le lendemain de l’attentat, avec de nouveaux usages de l’espace. Pendant près d’un an, des gens venaient régulièrement récupérer des poussières du site pour les conserver dans une bouteille et ainsi conserver un objet mémoriel de cet événement traumatique. Une pratique plus ou moins encouragée par la ville de New York qui remettait des urnes contenant ces mêmes poussières aux familles de victimes. Ce qui est loin d’être anecdotique puisque plusieurs significations ont été données à ces poussières. 

Dans un premier temps, un lien était fait avec l’impressionnant nuage qui a accompagné l’effondrement des tours, et dont les images font maintenant partie de l’imaginaire collectif mondial. Mais dans un second temps, et alors que moins de 20% des victimes étaient identifiées plusieurs semaines après le désastre, “la poussière fut assimilée non seulement aux déchets provenant de la destruction des tours, mais également aux restes matériels des corps des personnes mortes”. Cette assimilation de la poussière et des ruines à des restes humains explique donc la volonté des familles des victimes de faire du site un lieu de mémoire et même une sépulture. D’autant plus que lors des premiers travaux de reconstruction, des restes humains étaient régulièrement exhumés par les ouvriers, non formés à ce type de situation. 

La ville de New York, soucieuse de pouvoir reconstruire un quartier de vie et de travail, a donc engagé un processus de patrimonialisation du site, pour effacer la dimension de mort, et insister sur celle de la mémoire, notamment autour d’une communication sur un autre site emblématique du New York post-11 septembre : Fresh Kills. C’est dans cette décharge de Staten Island que le tri des décombres était effectué, afin d’identifier le maximum de victimes de l’attentat. La stratégie municipale était donc de séparer ces décombres du site, d’une part pour permettre la tenue des travaux, mais aussi pour faciliter le tri en lui-même tout en étant capable d’affirmer que le World Trade Center ne contenait plus aucun reste humain. Malgré cela, les familles de victimes ont continué à militer pour que des fouilles reprennent sur site, jusqu’à ce que l’ensemble des victimes soient identifié. Une tâche malheureusement inatteignable.

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Listening to the city : à l’écoute des New Yorkais 

Si une partie de la bataille autour de l’avenir du site a été menée par des associations de victimes, la ville de New York a immédiatement cherché à recueillir la parole de ses habitantes et habitants à travers différentes consultations citoyennes sur la reconstruction du quartier. C’est tout d’abord près de 20 000 opinions qui ont été recensées à travers la campagne du Imagine New York, puis une réunion publique réunissant plus de 4 000 personnes sous le nom de Listening to the city, le 20 juillet 2002, soit à la date exacte de la fin du tri des décombres à Fresh Kills, sonnant le départ d’une reconstruction moins d’un an après l’effondrement des tours jumelles.

Crédit images ©WTC Building Arrangement and Site Plan/Wikipedia

Lors de cette réunion publique, les new yorkais ont notamment dû se positionner sur le plan proposé par la LMDC (Lower Manhattan Development Corporation), mis en place après les attentats pour superviser la reconstruction du quartier. Six concepts avaient alors été conçus par l’agence Beyer Blinder Belle, avec une programmation relativement similaire : 56 000 mètres carrés de boutiques, 1 000 000 d’espaces de bureaux, un nouveau hub de transports, des espaces dédiés aux évènements culturels, un hôtel de la taille du Marriott détruit pendant l’attaque ainsi qu’un mémorial. Cet attachement à la partie mémoriell s’exprimait notamment par le nom des différents projets, qui s’appelaient par exemple Memorial Plaza, Memorial Triangle ou encore Memorial Promenade. 

Ces différentes propositions ont rencontré une forte défiance, notamment de la part de critiques d’architecture comme Ada Louise Huxtable qui s’exprimait ainsi dans le Wall Street Journal : “six projets perdants conçus à l’emporte pièce … appelés mémorial ceci et cela dans une main tendue au désir universel de commémoration, ils sont en fait dédiés au rendement maximal du foncier.”. Les habitants participants à la réunion Listening to the City n’ont pas été plus tendres, attaquant la densité de commerces et de bureaux. Les participants trouvaient que les différents projets manquaient de vision assez forte, et que la partie mémorielle n’était que peu présente dans ceux-ci. 

Parmi les sujets les plus importants pour ces répondants, on trouvait la volonté de ne pas recouvrir les empreintes des tours jumelles de nouvelles constructions, la demande d’un très grand espace ouvert, ou de plusieurs espaces ouverts plus petits mais connectés entre eux, ou encore le souhait d’une réalisation d’envergure, s’inscrivant dans la skyline new yorkaise.

C’est pour répondre à ces critiques et ces demandes que la LMDC a alors décidé de lancer un concours international pour sélectionner l’architecte en chef du site, récoltant 5 000 candidatures différentes dont celle du lauréat, Daniel Libeskind. 

Le World Trade Center, entre lieu de mémoire et lieu de vie

Un choix relativement logique quand on sait que cet architecte a régulièrement travaillé sur des ouvrages liés à des questions de mémoire, comme le musée Juif de Berlin, le musée de guerre de Manchester ou encore les schémas directeurs de villes comme Varsovie ou Dublin. Sa formation originelle de musicien lui fait prendre en compte ce qu’il appelle les voix de l’architecture qui nous parlent depuis le passé. Pour lui, l’essentiel de sa discipline n’est pas à trouver dans le foncier, mais dans la mémoire et même les mémoires et histoires des anciens occupants.

Bien qu’en charge du schéma directeur du World Trade Center, la majorité de ces idées n’ont pas été intégrées dans le projet final, et confiées à d’autres architectes. Un processus long et complexe s’est donc engagé entre la firme de l’architecte et le propriétaire du site Larry Silverstein, qui s’est conclu par un accord bien plus simple : ce dernier a fini par accepter de céder ses droits sur les deux empreintes laissées par les tours jumelles afin d’y aménager un mémorial, en échange de l’autorisation de construire cinq tours de bureaux. Ce mémorial s’étend donc autour de deux bassins de 9 mètres de profondeur à l’emplacement des anciennes tours, où de l’eau s’écoule en cascade perpétuellement. L’installation rappelle ainsi la chute des tours inscrite dans la mémoire collective américaine à tout jamais.

Si la décision de reconstruire des tours toujours plus grandes sur le site du World Trade Center est avant tout d’ordre économique notamment pour les propriétaires, elle a également permis de marier la dimension mémorielle et symbolique à celle de la vie quotidienne. Ce mariage peut notamment s’observer dans le projet de la Freedom Tower, tour de 541 mètres soit 1776 pieds en référence à la date de la déclaration d’indépendance des Etats-Unis. Alors que certains projets avaient préféré proposer une tour plus petite, pour limiter le risque d’attentat, il a été choisi d’ériger le plus haut bâtiment de tout le pays proche de l’emplacement des tours jumelles. De plus, elle a été rebaptisée pour prendre le nom de One World Trade Center, nom original de la tour nord abattue le  11 septembre 2001, et accueille principalement des bureaux. 

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Toutes ces opérations de rectification et de reconstruction du site n’en ont pas effacé la dimension sacrée. Beaucoup de visiteurs du World Trade Center viennent encore et toujours pour le 11 septembre, pour confronter les images imprimées dans leur psyché à la réalité du site, pour se recueillir, mais également pour beaucoup dans une démarche de dark tourism ou tourisme morbide. Ces pratiques posent les questions de conflits d’usages entre famille de victimes, touristes et riverains, comme on les observe sur des lieux de mémoire comme le mémorial de la Shoah de Berlin. Mais contrairement à ce dernier qui n’est “qu’un” mémorial, le nouveau World Trade Center a été pensé pour accueillir ces fonctions et donc ces usages si divers. 

Bien qu’imparfait et objet de nombreuses controverses dans sa réalisation, il constitue pour les villes du monde entier un exemple de premier plan d’association de la mémoire et de la vie quotidienne, de patrimonialisation et de nouvelles constructions.

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