Tout d’abord, pouvez-vous présenter votre parcours avant SOHO ?
J’ai fait mes armes à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne, à Rennes, puis à celle de Versailles, où j’ai approfondi la question du paysage pluridisciplinaire au sein d’une des promotions de l’époque du président Nicolas Michelin. Mon expérience s’est enrichie chez Leclercq associés où j’ai contribué à des projets urbains et des consultations en collaboration avec Alexandre Sfintesco, alors directeur du pôle logement et aujourd’hui gérant et associé de SAFE Architecture.
Après cela, j’ai embrassé une carrière de freelance pendant 5 à 6 ans, participant à divers concours qui m’ont permis de cultiver une pluralité de discours et de méthodes de travail. J’ai notamment commencé en œuvrant sur le centre équestre de Jouy-en-Josas puis sur des projets réunissant principalement des logements qui abordaient les trois échelles de l’architecture : l”habitat, le quartier et la ville. A cette époque, la tendance du moment était de répondre aux projets dans le cadre des appels « Réinventer Paris/IMGP ».
Pourquoi avoir rejoint SOHO par la suite ?
La recette pour remporter un concours tient en quatre ingrédients : 30% d’idées, 30% de staff, 30% de finance et 10% de chance. Confronté à des phases de dialogues compétitifs de plus en longues et à des collectivités qui ont besoin d’être rassurées, il est devenu évident qu’il fallait s’adresser à nos commanditaires avec plus de stabilité et de pérennité.
Pour asseoir les 60% en termes d’équipe et de moyens financiers qu’il pouvait me manquer sur des projets métropolitains à forte envergure et visibilité, j’ai choisi de rejoindre un projet fédérateur : celui de Patrick Mitton, président du groupe SOHO. Ce groupe regroupe 20 associés pluridisciplinaires allant du logement à l’équipement, en passant par la santé et le tertiaire, et encore bien d’autres. Nous avons la compétence pour nous adresser à tous types de programmes qui composent la ville de demain.
C’est dans ce contexte que j’ai rejoint l’équipe de SOHO située à Paris XV : pour avoir l’opportunité de réaliser des projets d’envergure dans la région Île-de-France, de questionner les programmes, de répondre avec qualité aux enjeux de demain. Les défis y sont nombreux, particulièrement en raison des discours hétérogènes entre les différents secteurs, au sein desquels on observe aussi des mutations politiques tous les six ans, donc avec une temporalité plus courte que les projets urbains qui peuvent souvent s’étendre sur une décennie ou plus.
SOHO, avec ses 120 collaborateurs répartis entre Paris et Lyon, offre une structure solide pour s’attaquer à des projets variés en logement, tertiaire, logistique, santé, et à des projets mixtes en pensant plutôt en termes de « couches qui s’imbriquent » que de “lot par lot”. Avec une filiale paysage et notamment une maîtrise du BIM, nous pouvons construire et faire valoir des compétences supplémentaires. Nous sommes rassurants et dans une démarche bienveillante.
Votre travail s’inscrit-il dans la centralité que prennent les usages dans les débats actuels ?
Les nouveaux usages, qui correspondent à un ensemble de nouvelles manières de consommer l’espace de l’habitat, ne s’intègrent pas aisément dans les produits immobiliers classiques puisqu’ils font appel à des aspects non quantifiables comme la recherche du plaisir dont parle Catherine Sabbah ou encore la prise en compte de la vulnérabilité. J’évoque souvent le plaisir d’habiter et les urbanités désirables dans mes approches.
Prenons l’exemple du coliving, qui n’est en dernière analyse qu’une colocation optimisée économiquement, initialement accueillie avec méfiance par certaines villes. Pour éviter les pièges, les baux sont d’ailleurs limités à une période allant de six mois à trois ans à Paris, sous l’impulsion de Ian Brossat, adjoint à la Mairie de Paris chargé du logement. Nous voyons aujourd’hui l’émergence du coliving pour seniors, transposant ces usages à d’autres catégories démographiques auxquelles ils ne sont pas forcément adaptés. Les seniors recherchent plus d’horizons et de liberté, des temporalités plus longues et désirent avoir le choix parmi dans une multiplicité de produits résidentiels afin de correspondre aux mieux à l’histoire de leur vie familiale, communautaire et territoriale.
L’étude sur le bien-vieillir en ville que j’ai coordonnée, « le Printemps de l’Hiver », vise à réfléchir sur ces parcours résidentiels alors que les phases de la vie ne se limitent plus aux trois âges traditionnels. Entre 55 et 70 ans, on n’est ni dans l’habitat familial ni prêt pour l’EHPAD. Nous avons alors choisi d’écouter directement les seniors, de cartographier leurs envies et leurs espaces de vie à travers des interviews approfondies plutôt que de nous fier à des cahiers des charges prédéfinis qui auraient biaisé une approche se voulant novatrice.
Ce dialogue avec les seniors, bien que limité par la pandémie, nous a offert un aperçu riche et varié. Nous avons écouté principalement des femmes, les hommes étant probablement moins enclins à s’exprimer sur l’habitat, domaine traditionnellement ”laissé” aux femmes. Leurs témoignages, réalisés sans caméra de manière à ne pas être anxiogènes, révèlent des profils très urbains. Les histoires, comme celle de Ginette, qui a vu évoluer son territoire de Gennevilliers depuis les Trente Glorieuses, sont particulièrement éclairantes.
Nous avons observé des seniors vivant dans des espaces plus importants que les standards actuels, comme Sophie près de la place de la République qui vit dans un 80 m², mais ressentis très différemment puisque cette dernière les trouve tout juste confortables alors qu’il s’agit d’une surface deux fois plus importante que celle d’un couple classique dans la capitale. Leurs rapports à l’espace et à la compacité sont en décalage avec la réalité actuelle, ce qu’on voit à travers l’accumulation d’objets au sein du logement.
Enfin, la question de la préservation de l’histoire personnelle, notamment via ces objets, est primordiale, en contraste avec l’uniformité des logements proposé dans un coliving. La transition vers des résidences comme les EHPAD, qui ne permettent souvent pas de retour, soulève la question de l’accompagnement dans le changement et de l’autonomie, tant financière qu’effective.
Comment avez-vous construit votre système de “notation” pour classifier les différents projets ?
Nous sommes partis de l’idée d’utiliser des critères communs à la fois aux habitants, aux projets architecture et aux élus, de manière à pouvoir faire correspondre les cadrans créés et ainsi jugés de leur adéquation. Cependant, il s’est vite avéré impossible de comparer des histoires de vies à des spatialités. Puisque ce n’était pas superposable, le choix a été fait de séquencer l’ouvrage : d’abord une photographie à travers plusieurs seniors, puis la parole donnée à des gens qui proposent des solutions – experts comme élus – et enfin différents produits qui correspondent à des formes de réponse. En termes de mise en œuvre, nous avons organisé nos solutions en fonction de différents types de dépendances, en privilégiant les plans plutôt que les images, pour ne pas s’enfermer dans des contextes particuliers, mais voir chaque projet comme des inspirations. De notre côté, on a joué le rôle de narrateur, en s’interrogeant sur ce qui pourrait advenir dans le futur. Ce travail a été mis en page par le studio de graphisme Travaux pratiques ; notamment Thanh-Phong Lê, Marianne Poinsot et Claire Henneguez qui ont été d’une aide précieuse pour structurer la manière récoltée.
L’un des aspects clé de ce projet est de montrer que la vieillesse n’est pas un phénomène monolithique. Il est crucial de reconnaître et de valoriser la diversité au sein de la population âgée. Au sein des écoles d’architecture, il y a une tendance à privilégier les grands projets, comme les tours au détriment de structures plus nécessaires comme les EHPAD ou encore les programmes scolaires. Nous cherchons à réintroduire un intérêt pour ces programmes en mettant l’accent sur la fonctionnalité et le plaisir spatial qu’il génère plutôt que de se contenter d’une réponse uniforme à une question complexe.
Enfin, je souligne l’importance pour les élus de mieux comprendre les subtilités de l’urbanisme adapté aux aînés, travail notamment engagé par des associations comme EKOPOLIS. Les détails comme le placement judicieux d’un banc ou la facilité de déplacement dans la ville sont cruciaux pour le bien-être des personnes âgées. Notre objectif est d’inciter les décideurs à prendre en compte ces aspects souvent négligés et à repenser les espaces urbains pour qu’ils soient inclusifs, accessibles et agréables pour tous. Je pense que la thématique de la ré-appropriation de l’espace public sera la prochaine brique de cette réflexion. À travers une approche axée sur le genre ou sur les enfants, il va falloir passer de la cellule au pied d’immeuble. Je pense notamment au travail de Rue Commune, engagé notamment par le laboratoire Leonard et Franck Boutté, ingénieur et grand prix de l’urbanisme 2022.
Dans le cadre du Printemps de l’Hiver, je remercie particulièrement les établissements EpaMarne-EpaFrance pour leurs engagements à nos côtés et Dominique Boré, aujourd’hui présidente d’honneur de la maison de l’architecture IDF sans qui cela n’aurait pas été possible.
Durant le troisième et le quatrième âge, les besoins spécifiques en termes d’usages d’un logement évoluent encore plus vite que lors des années précédentes d’une vie. Comment intégrer ces besoins spécifiques et individuels en tant qu’architectes ? L’architecture suffit-elle d’ailleurs ?
Notre objectif est de concevoir des espaces à la fois conviviaux et confidentiels en prenant en compte les aspects thérapeutiques et ergonomiques, notamment par le nudge, l’incitation sans contrainte. Il est important de noter que cela ne relève pas exclusivement du rôle de l’architecte, mais nécessite une collaboration avec d’autres professionnels tels que les thérapeutes et les psychologues spécialisés dans l’urbain. En tant qu’architectes, nous agissons comme des chefs d’orchestre.
Nous sommes ouverts à l’idée d’explorer de nouvelles compétences et de transposer des règles dans la conception de l’habitat avec un accent placé sur le plaisir que les espaces peuvent procurer plutôt que sur la simple production de logements standardisés. Chaque projet est unique et il faut s’efforcer de concevoir des espaces qui inspirent le plaisir de vivre.
Une cartographie des réponses possibles pour accompagner le Printemps de l’hiver ©Guillaume Sicard – Arthur Bonifay
Il est important de ne pas trop rationaliser le processus de conception. Nous aspirons à créer des espaces qui respirent la générosité et la liberté. Cela peut nécessiter de sortir des fiches de lot normées et d’explorer des solutions plus adaptées aux besoins individuels, par exemple en s’inspirant de la forme des couloirs dans les conservatoires — pensés pour s’étirer et pour réduire la propagation du bruit — pour les intégrer dans des logements à destination des seniors. C’est par exemple le cas au sein de l’EHPAD de Coulon où on retrouve un large atrium qui permet de voir tout le monde, de respirer. Mais pour ça, il faut penser les couloirs et les espaces communs comme autre chose que de simples flux à rationaliser.
Le béguinage médiéval pourrait-il devenir le nouveau produit immobilier des années 2020 ?
Il est indéniable que de nombreuses personnes préfèrent vivre dans des habitations individuelles, en particulier des maisons de plain-pied. Le béguinage est une réponse à ce besoin mais ce n’est pas la seule.
Dans le cadre d’un AMI (Appel à Manifestation d’Intérêt) lancé par le CARSAT Normandie, j’ai eu l’occasion de concevoir une réflexion urbaine avec Meriem Chabani, Urbaniste et associée architecte de NEWSOUTH, et Philippine Mahé – Designer. Nous y avons proposé une maison familiale où les seniors résidaient au rez-de-chaussée tandis que la famille vivait à l’étage. Ce modèle est couramment utilisé en Chine et en Allemagne mais il est moins répandu en France. Ma théorie sur ce phénomène est que cela est lié à la prédominance de la voiture en France, ce qui a conduit à une dispersion progressive des membres de la famille. Les EHPAD — qui sont bien sûr avant tout la poursuite des hospices publics — ont été créés en partie pour répondre à cette dispersion et pour permettre aux seniors de vivre dans un environnement adapté, tout en évitant la pénibilité liée aux mobilités pour les visiter.
Béguinage médiéval à Gand en Belgique – Ted McGrath via Flickr
Le scandale ORPEA a mis sur le devant de la scène le manque de bien-être des seniors dans les EHPAD, liés à des mauvais traitements. C’est très bien que ce sujet soit enfin abordé, mais même en le réglant, le fait est que les EHPAD conduisent dans tous les cas à “parquer” les seniors.
Pour répondre à cela, nous avons proposé diverses solutions, notamment une maison familiale et une colocation intergénérationnelle. Dans le cas de la colocation intergénérationnelle, l’aidant vivait à l’étage supérieur et avait son propre espace tout en restant en relation directe avec les seniors, ce qui permettait de proposer des loyers très modérés. Nous avons également envisagé un modèle de béguinage avec une approche plus flexible en le dilatant quasiment sur un kilomètre. L’idée est de permettre une densification douce à l’intérieur du béguinage suivant les besoins futurs
De plus, nous avons pris en compte la mobilité des seniors en créant un parcours en ville avec des bancs et des places pour faciliter les déplacements entre les différents espaces. Nous avons délibérément placé la salle communale à une distance de 500 mètres des résidences des seniors, tout en proposant un parcours bienveillant pour encourager la mobilité et les interactions entre les générations. Cela vise à éviter de créer des environnements isolés.
Aujourd’hui, il existe par ailleurs des partenariats entre les EHPAD et les opérateurs qui permettent aux seniors de séjourner temporairement (3-4 mois) dans un EHPAD pour un suivi médical, tout en ayant la possibilité de retourner chez eux par la suite. Une autre solution innovante que nous présentons dans le livre est une alternative au viager où les seniors peuvent louer leur logement, le loyer perçu servant à financer une partie de leur séjour en EHPAD tout en restant propriétaires de leur bien, qu’ils peuvent léguer. Cette approche répond aux préoccupations de nombreux seniors concernant la vente de leur patrimoine qui est un crève-cœur.
Quels sont les défis liés au logement social dans le contexte du vieillissement de la population et comment envisagez-vous de répondre aux besoins des résidents actuels ?
La question du parc social est effectivement un sujet complexe et crucial à aborder. Il concerne la question de l’affectation de ces logements et de la réhabilitation des ensembles, et il y a de nombreuses implications à prendre en compte. Notamment sur la situation des personnes qui ont été affectées à ces logements lorsqu’elles avaient 30 ou 40 ans. Ils ont souvent fondé des familles et occupent des logements de type T4 qui ne sont plus spécialement adaptés une fois que les enfants partent. Pour autant, ils n’ont pas envie d’en partir pour de nombreuses bonnes raisons, parce qu’il s’agit de leur logement et qu’ils ont eu des difficultés pour l’obtenir.
À l’avenir, la proportion de personnes âgées dans la société augmentera, car nous vivons plus longtemps en bonne santé. Cela pose un défi important en ce qui concerne le parc social. Les résidents actuels de ces logements ne souhaitent pas les quitter ce qui bloque le parcours résidentiel pour les familles qui en ont besoin. Il faudrait éventuellement envisager de diviser les appartements ou de les réaffecter au rez-de-chaussée, mais ça ne peut pas répondre à l’ampleur de cette évolution qui deviendra un défi majeur dans les dix à quinze prochaines années.
Nous menons actuellement une réflexion avec le bailleur LOGIREP à Sevran sur ce type de mutation dans le parc existant. Cette initiative en étude de programmation a été primée pour son engagement pour la qualité du logement à la cité de l’architecture.
Nous espérons aboutir ce projet, car pour le moment environ 10 à 12 % du parc de logements sociaux est concerné par la problématique des personnes vieillissante vivant dans un logement non-adapté et ce pourcentage devrait augmenter à 20 % dans dix ans. Trouver des réponses adaptées pour ces résidents est une question délicate puisqu’il n’est pas envisageable de les expulser de leurs logements, or, ils n’ont souvent pas les moyens d’opter pour des EHPAD ou des résidences seniors qui ont des coûts mensuels plus élevés.
C’est notamment avec cette problématique en tête qu’il me semble essentiel d’effectuer le “pas de côté” qu’on propose dans le Printemps de l’Hiver pour commencer à mettre en place des solutions en partant des besoins et des désirs des seniors.