Des modèles familiaux en pleine évolution

Entre 1960 et 1980, trois grandes tendances ont marqué l’évolution des structures familiales et ont durablement affecté la forme de nos villes : l’augmentation des personnes dites seules a doublé dans presque tous les pays industrialisés, les familles monoparentales ont augmenté, et les familles nombreuses ont diminué au profit de celles d’un ou deux enfants. Cela s’explique au travers de différents facteurs démographiques, économiques et sociologiques. Tout d’abord, les progrès scientifiques et médicaux ont permis de diminuer la mortalité infantile et d’augmenter l’espérance de vie, générant une forte croissance démographique. Ensuite, l’augmentation du niveau de vie couplé à l’entrée croissante des femmes dans le monde du travail ont permis aux individus d’avoir accès à des logements plus confortables. Enfin, l’augmentation des divorces et des “cohabitations hors mariages”  ont profondément changé le regard social sur l’institution familiale. 

Depuis 1990, les familles nombreuses continuent de baisser sur l’ensemble du territoire en France. Ce phénomène s’explique par l’augmentation des séparations des couples ainsi que le recul de l’âge où les individus entrent dans la vie active et font des enfants. 

Une évolution qui se retranscrit dans les modes d’habiter

Depuis les années 70, on assiste en France à un phénomène de périurbanisation : la population est “poussée” en dehors du cœur de la ville, tout en restant dépendante de son centre de par l’attractivité de l’emploi, des services publics ainsi que des commerces. Cette dynamique peut être découpée schématiquement en deux mouvements : d’une part les familles les moins aisées restent au centre, d’autre part les plus aisées s’installent dans le périurbain. À l’intermédiaire des pôles urbains et couronnes périurbaines, les banlieues constituent des espaces où les familles monoparentales et les parents sans emplois sont moins nombreux qu’au centre, mais plus que dans les couronnes. Enfin, les couronnes périurbaines constituent des espaces homogènes et aisés. Elles concentrent une forte proportion de familles, qui ont également tendance à être plus nombreuses qu’en pôle urbain. Ainsi, dans la couronne périurbaine de Nantes, les couples avec enfants de moins de 25 ans représentent 38% des ménages en 2016. 

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Cependant, une réflexion autour des familles et de leur habitat doit tenir compte de différents facteurs socio-économiques auxquels s’ajoutent deux crises majeures : la “désolvabilisation” des classes moyennes et la paupérisation des familles les plus précaires.  Il convient tout d’abord de tenir compte des itinéraires résidentiels d’un individu, c’est-à-dire les différents logements qu’il occupera tout au long de sa vie, avant de raisonner à l’échelle de la famille.

De 0 à 18 ans, presque tous les enfants habitent chez leurs tuteurs. La contrainte financière bloque les potentiels désirs d’émancipation, qui augmentent au fil de l’âge. La montée des divorces influence peu ces tendances, puisque le foyer de l’enfant concerné sera divisé en deux, avec potentiellement d’autres demi-frères et sœurs. 

De 18 à 30 ans, le jeune adulte connaît traditionnellement une période instable, par tâtonnement : couple, fin d’études, job étudiant, entrée dans le monde du travail, déménagement et potentielles collocations…  Le jeune adulte sera souvent situé proche du centre, dans un logement peu confortable et à coût réduit. Il participe activement à la vie de quartier, et est un grand consommateur de loisirs et de culture (concerts, bar, musées…). 

Passée la trentaine, une stabilisation a lieu tant au niveau professionnel, notamment à travers le Contrat à Durée Indéterminée, que personnel, avec des couples stabilisés qui s’installent et, souvent, achètent. Le projet de faire des enfants allant généralement de pair, ils recherchent des logements plutôt dans des zones périurbaines. Cela s’explique par la volonté de gagner en confort pour s’installer durablement, mais également par la contrainte économique encore présente. Les activités urbaines laissent peu à peu place à des reports modaux vers des passe-temps plus ruraux (balade au bois avec les enfants) ou périurbain (courses à l’hypermarché et non plus dans les commerces de quartiers). Les déplacements sont rythmés par les mouvements pendulaires ainsi que par l’accompagnement des enfants aux différentes activités extra-scolaires. 

Enfin, quand les enfants ont grandi, à leur tour arrive la période que l’on pourrait qualifier de « nid vide”. Avec l’entrée des femmes dans le monde du travail, les grand-mères ont un rôle croissant dans toutes les classes sociales pour assurer le relais en cas de vacances scolaires ou pour les accompagner à des activités, ce qui explique le phénomène où les jeunes ménages recherchent des logements de plus en plus proches de leurs parents. Cela implique une meilleure diversité de l’habitat dans les zones résidentielles afin de faire cohabiter tous types de ménage. Par exemple, on constate au sein des agences immobilières une hausse des achats de biens immobiliers pour aménager sa retraite dans un cadre agréable pour enfants et petits enfants. De plus, le phénomène de retour aux racines qui s’opérait avec la retraite (région ou pays d’origine) laisse désormais place à de nouvelles préférences, moins rurales, les nouvelles générations étant plutôt originaires de milieux urbains. 

Finalement, les parcours résidentiels dépendent des moments charnière de la vie. Cette analyse individuelle permet de constater que la dichotomie entre logement individuel et collectif est erronée. Les habitants de zones périurbaines apprécient en réalité la ville et ont un choix limité : rester dans des logements collectifs réduits et aujourd’hui trop peu adaptés à une vie de famille ou acheter en zone périurbaine, d’où le développement des lotissements pour répondre à ce besoin. Bien que certains favorisent un cadre de vie sain où de nombreux loisirs se développent pour les plus jeunes, certains ont reproduit des mécanismes toxiques tels que le contrôle social dû au manque d’anonymat, ayant pour effet de stigmatiser certains résidents ou d’inciter au commérage. 

Certaines communes en zone rurale menacées par un effondrement démographique ont compris l’intérêt d’attirer les jeunes ménages afin d’éviter les fermetures des commerces et des écoles. La moitié a ainsi gagné en attractivité en présentant une offre de logement et de cadre de vie adaptée aux nouveaux besoins des familles, avec des terrains à bas coût. 

Les politiques d’urbanisme les plus pertinentes comprennent celles qui dégagent des propositions de type de logements variées. Il y a un réel intérêt à privilégier un urbanisme doux, qui offre le choix du mode de vie et valorise la participation. Cependant, la décentralisation de l’urbanisme a conduit à des politiques communales restrictives : renforcement du zonage par classes sociales en ville et amoindrissement de la mise à disposition de terrains constructibles. Il en résulte deux crises : les classes moyennes de moins en moins solvables, et l’insertion des familles les plus précaires de moins en moins efficiente.

Quelle place pour les enfants dans l’espace public ?

Ces changements de modalités des structures familiales et des modes d’habitat et d’habiter interrogent sur les bonnes configurations à mettre en place afin de favoriser la place des enfants dans l’espace public. En 2013, les sociologues  Florence Brunet et Pauline Kertudo ont justement mené une enquête sur les “moments familiaux partagés” dans la ville de Paris, à travers différents entretiens avec des familles et des structures concernées. Elles ont notamment montré que Paris est une ville constituée d’une offre riche en terme d’équipements publics, mais qui sont rarement pensés pour l’ensemble de la famille. « A Paris, il y a tout, ou quasiment. Mais pas beaucoup d’endroits où les parents et les enfants sont contents. En général, c’est spécifiquement pour l’enfant et le parent est juste accompagnateur. Ou alors c’est plus pour le parent, et l’enfant ne fait que suivre » , explique Mounia, mère de famille. 

Les familles interrogées témoignent  d’une volonté marquée de disposer de lieux supports de “libres ensemble” où chacun peut y trouver sa place pour passer un bon moment. Dans ces critères, les Buttes Chaumont et le Parc Floral, de par leurs envergures et le large choix d’activités qu’ils proposent, reviennent souvent comme des exemples. En revanche, ils présentent des limites, telles que leur aspect saisonnier et leur accessibilité. En effet, les activités extérieures sont peu compatibles avec un climat hivernal, et les entrées et activités payantes réduisent la possibilité d’une mixité sociale. 

Les Buttes Chaumont en famille ©Flickr

Si les équipements collectifs idéals sont rares, certains exemples précis reviennent souvent dans les entretiens comme le Cafézoïde, le 104, et la Gaîté Lyrique.  Tous ont en commun leurs aspects fonctionnels, abordables, et agréables à la fois pour les enfants et les parents. Les parents déplorent le manque de proximité entre le domicile et les lieux qu’ils fréquentent pour passer du bon temps en famille, la métropole parisienne semble stimuler les besoins de liens sociaux de proximité afin de s’approprier son quartier. 

Finalement, les familles attendent de la municipalité la mise à disposition d’espaces qui tiennent compte de la réalité d’éclatement des rythmes familiaux. Selon l’enquête, les parents n’attendent pas spécialement une diversification de l’offre déjà riche, mais plutôt des espaces adaptés aux contraintes, avec un cadre moins rigide. Ils désirent aussi plus de souplesse dans les modalités d’accès et de fonctionnement.

Le Cafézoïde, modèle innovant et témoin de l’intégration des familles en ville

Le Cafézoïde axe sa philosophie sur la Convention internationale des droits de l’enfant et émerge à la suite de l’initiative de Anne-Marie Rodenas. À douze ans, cette dernière rêve d’un endroit où elle puisse rencontrer et jouer librement avec des enfants de son âge, tout en emmenant son petit frère dont elle avait la charge les après-midi. Ce rêve continue trente ans après et se concrétise avec la rencontre d’adultes désireux eux aussi de mettre en place un lieu pour les enfants. Le 1er août 2002 naît le premier Café des enfants dans le 19è arrondissement. Il fait le choix de rester à taille humaine, avec pas plus de dix salariés. Quatorze années plus tard, 60 cafés des enfants ont vu le jour. Son discours sur la famille vise à valoriser un concept mouvant où elle évolue au fil du temps et représente l’accueil de l’individu par un groupe.

Ainsi, le Cafézoïde se base sur la participation de bénévoles artistes, parents, ou ayant simplement envie de donner de leur temps pour offrir un moment d’échange et de loisir avec les enfants. « Rien n’est imposé, explique Anne-Marie, tout est libre: les enfants viennent s’ils le souhaitent et passent d’une activité à l’autre. » Ils peuvent aussi jouer dans les espaces de jeu du premier étage. » L’association demande une petite participation qui s’élève à 6€ par an et par enfant, et 4€ pour les familles nombreuses. Cela permet au Café de continuer à proposer des activités ludiques tout en incluant une vraie volonté de mixité. 

La structure des familles est en constante mutation avec l’accélération de nos modes de vie urbains. Les nouvelles normes sociales ouvrent des alternatives à la famille nucléaire composée de deux parents avec enfants biologiques, générant de nouveaux modes d’aménagement.

Photo de couverture : ©Getty