Cette semaine nous avons eu la chance de nous entretenir avec Abderahmen Moumen, historien et chercheur spécialisé sur l’histoire des populations en Algérie, la guerre d’Algérie et ses mémoires, et les mouvements migratoires franco-algériens. L’occasion de discuter de la place des mémoires dans nos villes, à travers celles de la guerre d’Algérie.

Nous fêtons aujourd’hui les 60 ans des Accords d’Évian, que reste-t-il du passé colonial de l’Algérie dans nos espaces publics ?

Il y a énormément de traces du passé colonial, que ce soit en France ou en Algérie, mais je les distingue en 3 catégories. 

Durant la période coloniale, de 1830 à la veille de la guerre d’indépendance en 1954, de nombreux monuments ont été érigés à la gloire des généraux et militaires français qui ont participé à la colonisation. Je parle par exemple des statues, comme celle du maréchal Bugeaud ou de Lamoricière, mais aussi de tout ce qui concerne les prises de guerre. Le canon de La Consulaire, surnommé Baba Merzoug en Algérie, a été ramené en France comme trophée de guerre après le prise d’Alger en 1830. Aujourd’hui toujours à Brest, sa restitution à l’Algérie est en question, Benjamin Stora l’a d’ailleurs suggéré dans son dernier rapport remis à Emmanuel Macron. On retrouve aussi, dans nos villes françaises, des traces du transit et des flux entre les deux pays, comme à Marseille et Toulon, où les ports servaient de lieu de passage pour les civils et militaires. En Algérie, les bâtiments haussmanniens témoignent de ce passage colonial. Cette architecture est typique des villes coloniales européennes et on la retrouve dans la capitale, à Alger, mais aussi à Constantine, à Oran, à Tlemcen et même dans certaines communes semi-rurales où il y a toujours un petit centre-ville avec des bâtisses de ce type.

©Daoud Abismail

La guerre d’Algérie, qui s’est déroulée de 1954 à 1962, a également laissé ses traces. Je parle notamment, en France, des casernes où des appelés sont partis, mais aussi des camps pour les harkis, des quartiers pour les pieds-noirs, et des bidonvilles garnis où habitaient les immigrés algériens. De l’autre côté de la méditerranée, le gouvernement algérien a commencé à reconnaître les centres qui ont été des lieux de violence sur les indépendantistes algériens par l’armée française : les prisons, les centres de tortures, les camps d’internement, les lieux de combats entre l’Armée de libération nationale et l’Armée française.

Au-delà du passage colonial et de la guerre d’Algérie, on retrouve aussi des traces post-indépendance. Je pense surtout, du côté français, à tout le travail qui a été mené par des associations et des porteurs de mémoire, qui ont voulu mettre de manière tangible et visible des traces de leur mémoire. On trouve donc, dans quasiment tout le pays, des mémoriaux départementaux pour les appelés avec la mention “Morts pour la France”, mais aussi des plaques mises en place par les pieds-noirs en souvenir des Européens d’Algérie qui ont participé à la libération de la France pendant la Seconde Guerre mondiale. L’État a également érigé le mémorial du quai Branly, ce qui témoigne de sa volonté d’incorporer dans la ville, un monument en souvenir des morts pour la France  des victimes civiles et militaires.

Que devons-nous faire de ces traces ?

Je ne suis ni partisan de ceux qui voudraient tout conserver, ni partisan de ceux qui voudraient tout détruire. Je pense qu’il faut faire des choix dans la conservation et trouver un juste milieu, pour garder une trace du passé tout en laissant la place aux générations futures de construire leur histoire. 

Aujourd’hui, il faut que l’on puisse s’appuyer sur ces traces pour pouvoir comprendre la complexité de cette histoire. Elles sont des leviers pédagogiques qui nous donnent la possibilité d’expliquer et de créer des espaces mémoriels avec, par exemple, des plaques explicatives, des panneaux pédagogiques ou des médiateurs culturels. Finalement, je suis d’avis de conserver, en France comme en Algérie, tout ce qui peut nous permettre de retracer et de comprendre cette page de notre histoire commune, coloniale et conflictuelle, ainsi que toutes ses conséquences.

L’histoire et la mémoire sont donc des enjeux de la fabrique urbaine, mais comment faire pour trouver un juste milieu ?

Ce n’est pas simple, je pense qu’il faut essayer de rentrer dans un dialogue de toutes les parties prenantes de ces questions. Je m’appuie notamment sur l’exemple du camp de Rivesaltes, dont je fais partie du comité scientifique, dans les Pyrénées-orientales. Avant qu’il ne devienne ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire un mémorial ouvert au grand public, un lieu d’histoire et de mémoires sur la guerre d’Espagne, la Seconde Guerre mondiale et les guerres de décolonisation, un long dialogue entre toutes les parties prenantes de ces mémoires a dû être entrepris. Une discussion entre les associations qui souhaitaient ce lieu comme mémorial, les collectivités, en l’occurrence le conseil départemental et le conseil régional, qui le désiraient dans leurs attributions culturelles, et l’armée qui a accepté de léguer l’espace mais pas dans toute son entièreté. Par la suite, il y a eu toute une réflexion sur comment en faire un lieu de mémoire et de transmission, avec des sociologues et historiens, tout en l’articulant avec son environnement grâce à l’intervention d’un architecte (Rudy Ricciotti) et la concertation habitante de la commune de Rivesaltes. Vivre à proximité d’un lieu avec autant d’histoires douloureuses qui sont parfois à l’origine de tensions mémorielles peut être lourd et pesant.

En définitive, grâce au dialogue, le choix s’est opéré sur la conservation, sans rénovation, des bâtisses et des pré-fabriqués. On laisse au temps la capacité de continuer son œuvre, si l’usure doit se faire, qu’elle se fasse. Et donc l’architecte a construit un bâtiment annexe, contemporain, qui fait office de lieu de partage et de transmission pour le grand public et le public scolaire. 

Que pensez-vous des lieux de mémoire multi-mémoriels, comme le Camp de Rivesaltes, par rapport aux mono-mémoriels?

Je suis favorable à ce qu’on puisse mettre en avant les différentes mémoires sur un même lieu. Cela permet de comprendre la complexité de ces espaces, comment des mêmes lieux ont-ils pu servir des catégories supposées différentes et quelquefois opposées. Grâce à un lieu multi-mémoriel on peut entrer dans des trajectoires différentes de mémoires et comprendre la spécificité de tels et tels acteurs. Et en même temps, ils peuvent être des lieux de rassemblement, d’apaisement et de rencontre de différents publics qui ne viendront pas seulement pour telle ou telle mémoire. Mais cela n’empêche évidemment pas qu’il y ait des frictions entre les différents segments de mémoire représentés, il faut en être conscient. 

Finalement, je suis favorable à ce qu’on mette en avant des lieux qui font sens, qu’ils soient multi-mémoriels ou mono-mémoriels. La réelle question c’est qu’est-ce que l’on veut/peut transmettre, mettre en avant, faire avec ces lieux pour le grand public et le public scolaire. 

Existe-t-il toujours une guerre des mémoires autour de la guerre d’Algérie?

Je pense qu’il est important de rappeler que l’on n’est plus vraiment dans une guerre des mémoires. Aujourd’hui, beaucoup de ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie, acteurs comme témoins, ont tourné la page dès l’indépendance. Il n’y a pas que des mémoires “blessées”, « meurtries » ou “en tension”, certains ont réussi à passer au-dessus, d’autres ont oublié ou sont indifférents ou ignorent. En ayant pu travailler sur différents groupes sociaux différents de la guerre d’Algérie, je me suis aperçu, qu’à l’échelle des hommes et des femmes, on est dans un autre discours. Bien-sûr la rancœur est quelquefois toujours présente, tout comme les tensions et les violences verbales mais majoritairement il s’agit plutôt de traumatismes et de souhaits de réconciliation. D’ailleurs, pour beaucoup la réconciliation s’est déjà faite, les douleurs sont comprises et partagées, et donc chacune des parties compatit l’autre. Elles reconnaissent que l’autre aussi a pu être une victime. Enfin je parle de ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie. C’est dans la jeunesse d’aujourd’hui que l’on retrouve le plus de stéréotypes et de préjugés, à cause de l’indifférence et de la méconnaissance.

Pour vous, la jeunesse est donc un point clé dans le processus de transmission des mémoires ?

L’idée n’est pas d’amener toute la jeunesse française à s’attacher ou se lier à cette histoire, c’est plutôt d’essayer d’apporter des clés de compréhension et d’analyse pour démêler la question de la colonisation et de la guerre d’indépendance et de ses mémoires pour éviter qu’elle soit instrumentalisée. Et cela s’applique plus largement à toutes les questions comme l’immigration, la Seconde Guerre mondiale etc… Il faut historiciser et apporter des connaissances, de la compréhension et de la complexité. Puisque lorsque l’on comprend que c’est complexe, on évite les préjugés et les idées reçues. C’est pour moi l’enjeu principal. Finalement, les lieux de mémoire s’intègrent dans un but pédagogique et civique, ils entrent dans la formation des jeunes citoyens qui doivent comprendre et savoir analyser le présent, le passé et l’avenir. 

La forme muséale, comme lieu de recueil et de mémoire, est-elle encore utile aujourd’hui ? Y aurait-il d’autres formes ?

Alors oui, et non. Je pense que ça a son utilité effectivement. Je suis très sensible aux questions de la pédagogie, c’est un enjeu fondamental de penser au grand public et surtout aux transmissions scolaires, de pouvoir proposer des espaces à cet usage, quels qu’ils soient. Ils peuvent être tangibles, comme numériques, mais pour moi il faut les deux. C’est important pour le public scolaire de pouvoir organiser des sorties, de marcher, de ressentir les lieux, ça crée une expérience plus marquante, ça a du sens. Mais aujourd’hui, grâce au numérique, on tend à proposer des visites virtuelles. On peut rester dans sa classe et visiter un lieu de mémoire ou un musée tout en l’expliquant, sans avoir à se déplacer. Il y a, par exemple, un projet de lieu de mémoire avec des Qr-codes qui, une fois scannés, donneraient accès à des fiches pédagogiques, des documents d’archives et des photographies. On peut donc, aussi, être sensibilisé de cette façon. Mais selon moi il faut les deux, on ne peut plus simplement réfléchir avec des musées et des mémoriaux, il faut avancer avec modernité en proposant d’autres tickets d’entrée sur des lieux de mémoire. 

Les lieux de mémoires non-formalisés comme les écoles ou les maisons, jouent-ils aussi un rôle ?

Pour les Européens d’Algérie, les écoles sont des lieux qui rassemblent et qui sont très souvent évoqués comme des lieux de mémoire. Des amicales d’écoles se sont créées et ont parfois organisé des voyages collectifs pour se rendre sur place. Sinon, elles ont créé des lieux de mémoire virtuels grâce à des sites internets avec des photos, des archives… Finalement, ces forums ont permis de partager, de se recueillir et de se rencontrer autour d’un sujet commun. Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure sur le numérique, c’est une autre porte d’entrée. 

Certains entreprennent des pèlerinages de mémoire pour les pieds-noirs dans un but de recueil, mais aussi dans un but de quête identitaire pour les enfants ou petits-enfants qui retournent en Algérie pour connaître leur passé familial. Des dizaines de milliers l’ont déjà fait et c’est toujours le même circuit : l’école, les cimetières, la maison. Mais les maisons touchent plutôt à la mémoire individuelle et familiale. Lors des visites, il se peut qu’elles soient habitées, c’est d’ailleurs très souvent le cas, mais les algériens n’hésitent pas à ouvrir leur porte. Je n’ai jamais eu écho de refus. Au contraire, cela a même parfois créé du lien, autour d’un repas, entre les pieds-noirs et ceux qui habitent la maison. En fin de compte, la maison devient à la fois un lieu où l’on fait son deuil d’un traumatisme, d’un départ précipité, et un lieu de rencontre et de retrouvailles. 

En somme, le tourisme des mémoires a contribué, depuis les années 60, à l’apaisement des tensions mémorielles. 

©Photo de couverture via Wikimedia Commons