Quelles sont les différences entre histoire et mémoire, des notions que nous avons trop souvent tendance à associer ?

“L’histoire est une science du passé, c’est l’analyse des faits qui se sont déroulés dans le passé. La mémoire a très peu avoir avec le passé : c’est ce que Saint-Augustin appelle le présent du passé. C’est donc un acte du présent qui questionne comment on se souvient du passé. On regarde le passé à travers un prisme, un voile, une paire de lunettes : celui du présent. C’est pour cela que l’on dit que la mémoire est imposée par un cadre social, on voit le passé à travers la société dans laquelle nous sommes ancrés aujourd’hui, c’est à dire le groupe dans lequel nous appartenons, la langue que nous utilisons, le contexte politique… Ce qui fait, qu’en fonction de l’évolution des sociétés, on va avoir des regards différents sur le passé, des figures qui vont tomber dans l’oubli, qui vont resurgir en fonction de si l’on fait une lecture antiraciste, féministe, ou alors conservatrice, républicaine, impériale, fasciste du passé. Finalement la mémoire n’est pas une science, mais un acte politique.”

Comment les enjeux de mémoire sont-ils apparus dans l’espace public ?

“En fait, c’est assez récent que la mémoire soit présente dans l’espace public. Avant l’espace public ne servait pas du tout à cela : les noms de rue ou les lieux-dits étaient définis en fonction de ce qu’il y avait autour. Cela pouvait être soit des éléments religieux (Saint-Denis), des éléments topographiques par exemple la présence d’un pont (la rue du petit pont), où alors parce qu’il y avait des populations spécifiques ou de corporations,  c’est pour cela qu’il y a des rues des juifs, des irlandais, ou des rues des horlogers. Cette logique va être, pendant très longtemps, la seule. Mais il va y avoir deux moments clés qui vont, peu à peu, introduire la notion de mémoire au sein de l’espace public. Le premier moment important date de l’époque où le pouvoir royal va vouloir s’affirmer au XVIIème siècle, notamment avec Louis XIV. Le roi va s’incarner dans l’espace public dans le but d’asseoir la monarchie absolue. C’est à cette époque que l’on va voir la création de statues et du Port Royal par exemple. 

Le deuxième moment apparaît à l’occasion de la période révolutionnaire. On assiste à un bouleversement total, puisque sous la révolution, on retrouve une réelle volonté de réécrire son histoire et d’inscrire dans l’espace public sa propre idéologie. C’est à ce moment là que l’espace public va réellement devenir un outil que l’on peut utiliser pour faire de la politique, écrire l’histoire nationale et regrouper l’ensemble des individus dans un projet commun. C’est aussi à cette époque que les noms de rues changent. 

L’ancrage de la mémoire dans l’espace public est confirmé sous la Troisième République qui va beaucoup l’utiliser pour mettre en valeur ses mythes fondateurs. C’est notamment après la 1ère guerre Mondiale que l’on va observer un emballement autour des monuments aux morts dans l’ensemble des villes de France, avec comme but d’inscrire politiquement une mémoire nationale dans l’espace public.

En plus des noms de rues, nous allons donc retrouver l’émergence de lieux de mémoire comme les monuments aux morts, des hauts lieux de la mémoire nationale, qui vont incarner des valeurs, un récit national qui puisse faire corps. L’objectif est donc d’unir la nation autour de figures et de moments.”

Sous quelles formes la mémoire peut-elle s’afficher dans l’espace public ?

“Il existe de multiples formes, cela peut être le nom donné aux rues, aux places, des statues où encore des lieux physiques. Mais il existe aussi dans l’espace public des lieux de mémoire informels, des lieux qui ne sont pas incarnés. Ces lieux vont correspondre à un moment donné, parce qu’il y a une manifestation, un festival ou une mobilisation culturelle qui a marqué l’histoire. Quelquefois ces lieux vont être investis par des personnes qui vont en faire des lieux de mémoire avant même qu’ils soient institutionnalisés. C’est par exemple le cas des quais Saint Michel, de Seine et du 17 octobre 1961, où de grandes manifestations militantes contre le racisme sont organisées pour que la mairie de Paris puisse un jour y faire installer une plaque commémorative. C’est également le cas pour la mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda, où grâce à la mobilisation de diverses organisations antiracistes françaises ainsi que des rescapés Tutsi, un lieu de mémoire a pu voir le jour à Paris. Mais c’est aussi le cas pour l’extrême droite, où les mobilisations des anciens de l’OS (Organisation Spéciale) ont permis de faire installer des plaques en l’honneur de leurs anciens camarades de lutte, qui ont été par la suite récupérées par des élus locaux à Béziers à Nice pour institutionnaliser cette présence dans l’espace. 

Et il y a enfin des lieux de mémoire qui sont absents, où il n’y a aucune présence physique de cette mémoire, qui sont pourtant des espaces qui ont été clés dans l’histoire. Est ce que ces lieux là deviendront un jour des lieux de mémoire ? Cela dépend de la mobilisation de la société civile.” 

Est ce que toutes les mémoires sont bonnes à afficher dans l’espace public ? 

“Non pas du tout. Les mémoires sont un combat politique. Cela exprime des rapports de force, c’est à dire que si cette rue a tel nom, c’est parce qu’il y a des gens qui ont pesé de tout leur poids pour qu’elle s’appelle comme ça. On voit très bien comment tout ça est lié. Sur la guerre d’Algérie par exemple, on ne la commémore pas pareil à Béziers, à Nice et à Aubervilliers. À Béziers, la première chose qu’a faite le Maire Robert Ménard (élu Rassemblement National)  a été de débaptiser le rond-point du 19 Mars 1962 (accords d’Evian) pour lui donner le nom d’un ancien de l’OS. À Nice, le 19 Mars 1962 n’est pas commémoré, c’est totalement absent de l’espace public. Mais à Aubervilliers, il y a des commémorations sur le 8 mai 1945 pour parler des massacres de Sétif, c’est le reflet de choix politiques parce qu’à travers la mémoire on parle encore une fois du présent.”


Pourquoi il y a-t-il autant de mobilisations et une prise de conscience vis à vis de ces enjeux de mémoire actuellement ?

“Nous sommes à un moment de rupture. Ces débats autour de la présence de telle ou telle figure dans l’espace public sont très connectés aux luttes contre le racisme, contre le sexisme, pour l’égalité de manière générale qui ont lieu en ce moment. Il y a eu énormément de progrès sur ces questions d’égalité. C’est à la fois le prolongement et l’une des conséquences des luttes qui nous ont précédé depuis 60 ans. Nous rentrons dans une demande de démocratisation de l’espace public, c’est à dire d’une prise de contrôle et d’incarnation des résultats de ces luttes dans l’espace public. Cela permet de valoriser une lecture féministe et antiraciste du passé.

Et aujourd’hui, c’est par le climat actuel, avec les manifestations contre le racisme, contre les violences policières, autour du comité Adama ou George Floyd, que le débat resurgit. Nous avons atteint une certaine maturité, grâce au travail des historiens et de l’éducation, qui nous permet de comprendre d’où viennent le racisme et le sexisme, d’une histoire liée à un passé colonial, esclavagiste. Nous prenons d’ailleurs conscience que ce sont des expériences historiques qui ont profondément bouleversé la société. Mais cela est assez nouveau. Avant, nous savions que cela avait existé mais sans prendre conscience de la profondeur que cela avait eu en terme de transformation de l’espace public et à quel point nous sommes héritiers de tout cela. Aujourd’hui, cette compréhension se fait et c’est pour cela  que l’exigence d’égalité doit également passer par une exigence d’un regard critique sur le passé. Le combat va pouvoir continuer que si on ré-écrit ce roman national qui vient inclure ces demandes d’égalité dans le récit national.”

Comment les citoyens peuvent prendre part à l’inscription de nouvelles mémoires dans l’espace public ?

“Ce sont les municipalités qui gèrent cela mais c’est tout à fait possible d’avoir une influence politique sur les noms de rues. Cela demande de se mobiliser par exemple en faisant des pétitions, du lobby institutionnel pour sensibiliser les élus et les citoyens sur ce que signifient réellement ces noms de rues. Et s’il y a des résistances, cela demande d’aller un peu plus au combat via des actions militantes qui permettent de mettre en lumière ce que l’on veut changer. On le voit très bien, par exemple à Nantes et à Bordeaux, cela s’est passé de manière tout à fait différente. Nantes a fait tout un travail institutionnel pour changer les noms de rue qui étaient attribués à d’anciens marchands d’esclaves. À Bordeaux, cela prend beaucoup plus de temps et ce n’est pas encore fini. Il y a eu l’année dernière toute une polémique autour d’une rue Frantz Fanon (Il est l’un des fondateurs du courant de pensée tiers-mondiste et une figure majeure de l’anticolonialisme) que le maire de Bordeaux avait refusée. Donc voilà, on voit que c’est un combat en cours, qui n’est pas terminé, ce sont des luttes, des luttes qui sont possibles et qu’il faut encourager.”


Paul Morin est doctorant au Cevipof ( Centre de recherches politiques de Sciences Po) et chargé de mission sur les mémoires de la guerre d’Algérie à l’ONAC-VG – Ministère des Armée. Son travail de thèse, sous la direction d’Anne Muxel, s’intitule  « Les guerres d’Algérie : enjeux de mémoire dans la socialisation politique des jeunes ». Il fait également parti du collectif Lalla Fatma N’SOUMER.

Photo de couverture Gary Butterfield via Unsplash