Qu’attend-on de l’architecture ? Un toit, une fenêtre, une couleur, une fonction, une durabilité, une vérité constructive ainsi que l’imaginaient, chacun à leur façon, l’ingénieur Pier Luigi Nervi ou l’architecte Louis Kahn ?
Dans une récente interview donnée sur France Culture, le philosophe Régis Debray évoque le désert spirituel qui identifie notre société, où l’adjectif « spirituel » est à entendre dans son acception littérale : Qui se rapporte au domaine de l’esprit, de la pensée, de l’activité intellectuelle (Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales). On pense à Paul Valéry qui, définissant le spirituel par « tout ce qui est science, art, philosophie etc. », affirmait dans La liberté de l’esprit :
« J’ai parlé, il me semble, de la baisse et de l’effondrement qui se fait sous nos yeux, des valeurs de notre vie ; et par ce mot « valeur » je rapprochais dans une même expression, sous un même signe, les valeurs d’ordre matériel et les valeurs d’ordre spirituel. »
D’où cette interrogation : qu’en est-il de la mission spirituelle de l’architecture et de l’urbanisme ?
Car hormis les monuments dédiés à un fait historique, une personnalité ou une notion, et sans compter l’architecture dite de la République pour lesquels la volonté de sens est manifeste, sur quelles fondations spirituelles bâtit-on aujourd’hui ? Autrement dit, l’architecture est-elle plus qu’un agencement de l’espace ? Jean Baudrillard avait l’intuition qu’elle pouvait excéder les fonctions qu’on lui attribue habituellement (Vérité ou radicalité de l’architecture). La question de savoir si l’architecture a la capacité d’aller au-delà de la convention est vaste, probablement polémique mais cruciale, même si elle ne peut être parfaitement traitée dans un texte aussi court.
Ten Arquitectos, Monument pour la bataille de Puebla / PWFERRETTO, Seosomun Memorial Park de Séoul
David Adjaye et Daniel Libeskind, Monument national de l’Holocauste, Ottawa / Gustavo Penna, Mémorial japonais de l’Immigration, Belo Horizonte
Prenons l’exemple des lotissements et des boîtes commerciales. Comme une mousse proliférante, ils épuisent le foncier et les sens, en revendiquant précisément une vacuité de sens. Ils constituent des zones que l’on traverse sans penser à l’architecture, comme dans un désert. En ce sens, c’est une sorte de disparition du réel par la saturation qui aboutit au kitch, à la répétition, à la standardisation des formes.
Plus largement, ce mode de fabrication de l’urbain contemporain selon des logiques déterritorialisées génère un certain nombre de ruptures : culturelles, sociétales et géographiques. Et le nécessaire corollaire de cette construction atone est le culte de l’objet à la visibilité hégémonique, conçu comme un automonument. Oui, ce que l’on reproche au gratte-ciel depuis des décennies (lire Rem Koolhaas, New York délire) a fini par contaminer d’autres typologies. Cette architecture de l’effet confine bien souvent à l’illusion monumentale, à la chimère symbolique.
Observant le centre Beaubourg, le forum des Halles ou encore l’Opéra Bastille, Baudrillard déclarait : «ce ne sont plus des objets de commémoration, de rayonnement, ni de contemplation, mais des lieux d’absorption et de déjection, des convertisseurs de flux, des machines input-output, plus proche de Roissy que du Louvre, même lorsqu’ils ont le label de l’art, de la culture et du musée».
Urbanisme commercial / Yann Arthus Bertrand, lotissement en Moselle / X-TU, Cité du vin, Bordeaux
Vouer aujourd’hui à l’art de la construction une dimension spirituelle n’est pas la marque d’une utopie datée : il ne s’agit pas de ressusciter le ville-temple médiévale ou de raviver le souvenir de cités jardins par principe mais bien de désensabler l’architecture des discours convenus, des formules et des théorèmes et ce, pour régénérer les milieux. En un mot, produire une architecture et un urbanisme en paix, synonyme d’équilibre et de réconciliation.
Malgré cette tournure très « Miss France », la proposition est sérieuse, basée sur des questionnements philosophiques et éthiques. Penser l’urbain en paix avec les données contextuelles (topographie, climat, flux), les ressources culturelles, les nécessités haptiques et symboliques et avec le temps (passé, présent et futur). Une architecture des milieux en somme, qui exige l’expression de convictions à plusieurs niveaux, notamment politique. Car la politique est une composante essentielle des milieux humains et de leurs architectures.
Selon les analyses de Michel Foucault consacrées à la biopolitique, l’architecture et l’aménagement de la ville sont devenus politiques à la fin du XVIIIe siècle : « Ce que l’on a découvert à l’époque, […] c’est l’idée de société. À savoir l’idée que le gouvernement doit non seulement administrer un territoire, un domaine et s’occuper de ses sujets, mais aussi traiter avec une réalité complexe et indépendante, qui possède ses propres lois et mécanismes de réaction, ses réglementations ainsi que ses possibilités de désordre » (Espace, savoir et pouvoir).
Collectif ETC et 2:pm architectures, maison des chantiers BIGRE!, Biganos
Voici donc ce que devrait signifier une resémantisation de l’architecture et du territoire. Il ne s’agit pas d’une vulgate postmoderne semblable à celle des années 1970 encline à assourdir la ville à grands coups de références et de symboles tonitruants. « Le défi consiste à réactiver et inventer d’autres alliances physiques, symboliques, et techniques entre nature et culture », défend l’architecte et philosophe Stéphane Bonzani (ESA-paris), qui travaille, avec la philosophe Chris Younès, à une méthodologie de l’architecture des milieux : l’urbain devient un organisme pacifié, dont les éléments sont enfin liés entre eux.
Petit retour en arrière. En 1931, l’architecte Paul Bigot s’illustra par une vision urbaine veillant à faire coexister histoire et civilisation, monuments et trames urbaines, éternité et évolution. Lauréat, avec les sculpteurs Henri Bouchard et Paul Landowski, du concours d’idées pour l’aménagement de la Voie triomphale, Bigot proposa de redistribuer l’Ouest parisien en brisant la monotonie des tracés haussmanniens et en réglant le problème de la congestion urbaine via l’aménagement d’une gare, d’un aéroport et d’une autoroute. Le projet culminait au mont Valérien où devait s’élever l’« Autel à la paix, à la Concorde et à la fraternité ».
Paris, valeur d’un site, ouvrage de vingt siècles ; Paris, produit des mains, des biens et de la politique
d’un grand peuple ; […] Paris, Personne Morale du plus haut rang, très illustre héritière des titres les plus
nobles, et qui joint à la possession des plus beaux et des plus noirs souvenirs, la conscience d’une
mission spirituelle permanente.
Paul Valéry, «Présence de Paris », dans Regards sur le monde actuel.
En ces temps endeuillés par les évènements tragiques, un tel projet trouve une résonnance particulière. Et tandis que la COP21 ouvre un horizon d’attentes, l’idée d’une fraternité entre l’architecture et son contexte, d’un urbanisme non fondé sur les principes de division et de ségrégation fait sens.