NOS DEVENIRS EN TRANSITION VERS D’AUTRES MOBILISATIONS SOCIALES

Les mobilités occupent une place centrale et controversée dans la vie quotidienne des personnes qui travaillent. Le Covid-19 modifie nos interactions sociales, il vient bouleverser l’organisation de nos activités qui transforment nos mobilités. Le virus ne se déplace pas, c’est nous qui le transportons et l’épidémie s’est accélérée par l’hyper-technologie, l’élevage industriel, le transport des aliments, et l’aviation effrénée. La pandémie due au Covid-19 n’a pas stoppé le changement climatique, mais elle a fait chuter de manière spectaculaire les émissions de CO2. Dans le Monde d’après, il revient aux citoyens de se saisir de ces questions dans l’arène du débat politique. Nous vivons à présent l’angoisse existentielle face à l’accélération perpétuelle, celle qui détruit et épuise nos vies confrontées à l’explosion des inégalités, de la précarité et à l’injonction au permis B. Sortir de la crise, c’est réaffirmer nos libertés et vaincre nos peurs à condition que notre vulnérabilité soit protégée collectivement dans cette phase de crise « immobile » qui poursuit son cortège de mouvement sociaux, des gilets jaunes à la réforme des retraites.


La mobilité – liberté majeure et condition essentielle d’accès… au logement, à l’emploi, à l’éducation, à la culture, aux services – interroge l’évolution de notre société. A l’instar du transport, les contradictions traversent notre environnement, les fractures sociales persistent ; comment dès lors prendre en compte les enjeux de santé publique, de maîtrise d’émission de gaz à effet de serre, et d’un transport à la fois propre, égalitaire et écologiquement « éthique » ?


Relevant de la politique énergétique du territoire, elle doit s’accompagner de politiques publiques qui prennent en compte la dimension sociale des territoires et fasse place à des mesures d’inclusion avec la ville comme bien commun accessible à tous les habitants. A l’heure où les liens entre santé et urbanisme (densité démographique) sont avérés, la nécessaire transition écologique, celle de la neutralité carbone s’adressera-t-elle aux populations périphériques ? Les « entraves » à la mobilité sont plurielles, elles dépassent la dimension matérielle (possession du permis, motorisation) et les normes de pollution ; la voiture reste très prisée et dotée d’une valeur symbolique et intégrative forte, est-il possible de considérer la voiture individuelle comme un bien essentiel ? Les rues demeurent vouées à l’automobile et les aménageurs sont mobilisés comme des agents de la circulation, comment se réapproprier l’espace public dès maintenant et remédier aux vulnérabilités sociales par une ressource éducative commune, destinée aux publics modestes ?


Du « droit à la ville » théorisé en 1968 par Henri Lefebvre à l’irruption aujourd’hui de la crise, l’urgence n’est plus à démontrer, elle est à faire « atterrir » la société mobilitaire. Bruno Latour précise que la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise — toujours passagère — mais une mutation écologique durable et irréversible. « On a un arrêt général brusque et il serait terrifiant de ne pas en profiter pour infléchir sur le système actuel », poursuit Bruno Latour. Contre le dogme de l’économie toute-puissante, une pensée critique au climato-négationnisme veut réarmer l’État, renflouer le service public, tout en renforçant le service social afin de répondre aux urgences sociales et environnementales, aux menaces sur la biodiversité. L’accélération du temps politique met en débat le rationnement des GES, les quotas carbone, la sobriété énergétique, et la défense des biens communs (l’air, l’eau…). Se référant aux besoins pour orienter l’appareil productif et l’offre de services, cette transition mobilitaire propose de plafonner la consommation d’énergie fossile et de réorienter nos déplacements. Frein moteur au culte de la vitesse et de l’efficacité, le Monde d’après peut-il à fois être celui du rationnement des déplacements, de la généralisation des transports doux (et modes actifs), celui de la réduction des inégalités et du désenclavement ?
Source tout à la fois de liberté, d’aliénation, de contrôle et de problèmes environnementaux, les déplacements interrogent la justice sociale et climatique : sens du mouvement, redistribution de la richesse et satisfaction des communs. La mobilité est un droit générique qui permet l’exercice des autres droits : le droit à la santé, le droit au logement, le droit au travail, le droit aux loisirs, et celui de l’accompagnement à l’apprentissage de la mobilité (dite inclusive).

 

 

Co-construire la société en mouvement

Dans ce cadre, l’éducation à la mobilité doit permettre de donner les moyens de se libérer de l’assignation à résidence en développant un capital culturel et une conscience collective de « l’après ». L’ère du «tout-automobile» s’est installée avec une dynamique d’individualisation de la voiture, « être mobile » est devenue une sommation soulignant le mouvement perpétuel et la précarité de mobilité induite. Car la frontière entre la mobilité et l’hypermobilité peut s’avérer fragile, la frontière entre la mobilité choisie et celle contrainte peut s’avérer poreuse. Comme le logement, la mobilité est à l’origine d’un nouveau type de précarité énergétique(carburant), elle raconte un « fait social », la réforme des politiques publiques et d’aménagement du territoire doit suivre des voies alternatives à l’automobile individuelle par des solutions collectives. Au delà de la problématique de distanciation physique et de localisation résidentielle, la politique du logement est questionnée au sein d’une société dispersée qui exige flexibilité en terme de mobilité. La distanciation réinvente notre sociabilité et privilégie les démarches de transport individuel (automobile, vélo…), la crise sanitaire et l’austérité induite vont rendre critique l’exercice du droit à la mobilité, en creusant un fossé territorial. Dès lors, il convient d’intervenir sur le coût exorbitant du logement dans les métropoles, du transport autonome en zone rurale et périurbaine, et construire du logement social pour rapprocher les travailleurs invisibles des clusters de l’emploi.


Cela interroge l’accès à la chaîne de déplacement ainsi que les rapports des stratégies de déplacement aux inégalités reliées à des politiques urbaines proactives. C’est également confronter le cadre juridique aux difficultés particulières des publics en insertion et la mise en place d’expérimentations et d’outils pédagogiques (auto-école d’insertion, plateforme mobilité, garages solidaires, covoiturage…). La connexion avec les plateformes, le soutien aux initiatives territoriales de désenclavement doivent s’accompagner d’une réelle volonté politique, d’une reconnaissance de la compétence mobilité, d’une offre de transports adaptés menée par des structures professionnalisées et consolidées.


Le conseiller mobilité prend sa place dans l’insertion socio-professionnelle, il est appelé à développer son champ d’activités. Cependant, l’action sociale et la formation professionnelle pâtissent d’une précarité financière structurelle qui renvoie souvent au secteur associatif la gestion d’un service public vers l’emploi. Le droit à la mobilité peine à drainer des financements publics hormis pour les riches agglomérations et métropoles, des réponses à l’impératif de mobilité doivent être apportées pour les quartiers populaires, les locataires isolés, les intérimaires mobiles à merci… L’ordre social soumet des individus à des formes éprouvantes de mobilité, un virage doit s’opérer par la revitalisation de l’espace rural, le rapprochement de l’emploi et les services de l’habitat. L’option d’une « ressource minimale mobile » comme extension du chèque mobilité dans une démarche globale d’insertion (solidarité et formation) adossée au revenu universel doit tracer son chemin au rythme de la multi-modalité !

 

Biodiversité des territoires et politiques du bien-être

Aujourd’hui notre liberté de circulation est entravée, le Covid-19 met en relief les faiblesses de nos organisations sociales, de nos normes sociales et nos habitudes. L’épidémie de coronavirus va réorganiser nos distances et notre consommation. Aux anciens modèles qui privilégient le court terme, il convient d’y opposer la relocalisation d’activités stratégiques qui privilégient l’autonomie et la qualité de vie dans une perspective de déconcentration urbaine et de futur décarboné. Face à la « junk mobility » et au désenchantement démocratique, une nouvelle échelle de valeurs et d’utilité sociale dessine un nouvel horizon saluant la visibilisation des travailleurs précaires et du « care », celle de la transformation du monde du travail. Parallèlement, l’ombre du capitalisme numérique déshumanisant plane sur l’atomisation du travail et du télétravail généralisé. La mobilité transformée des « années corona » devra s’émanciper de l’idéologie mobilitaire en privilégiant le lien social contre la stratégie du tout-numérique et en organisant l’espace public pour que la vie en société retrouve son cours, clef du bien vivre ensemble ! Comme le fait remarquer Yves Jouffe, « Le droit à la ville et la lutte sociale pour l’égalité fondent leur principe dans le rétablissement du pouvoir des groupes défavorisés sur la ville et la société. Ils constituent donc les cadres optimaux de mise en œuvre de la lutte contre la précarité énergétique dans une visée de justice environnementale. » Pour ne plus subir le déclassement du lieu où ils vivent à l’image des territoires mobilisés dans le mouvement gilets jaunes qui ont vu disparaître leurs derniers lieux de socialisation et vivent la double peine aujourd’hui !

William Élie
Conseil-Accompagnement socio-professionnel en mobilité-insertion (FR-91)
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DROIT A LA MOBILITÉ EN TEMPS DE CONFINEMENT ORDINAIRE

Nous sortons de la crise du covid-19. Plus ou moins (?) lentement ou rapidement, la société va retrouver son rythme, sa pulsation des allers-retours, matin et soir, des 28 millions d’actifs en emploi entre le domicile et le travail. Les transports collectifs vont renouer avec l’affluence, les périphériques et les rocades avec les embouteillages. Le déconfinement va rendre la foule à la vie et à l’espace public, pour le meilleur : le plaisir de l’autre, et pour le pire : le risque de rechute « covidienne ».


Ce retour à la normale épargnera toutefois quelques irréductibles, ces personnes et ces ménages qui ont le mauvais goût de vivre loin des centres névralgiques des activités économiques, politiques et culturelles du pays.
Il ne faut pas caricaturer le partage territorial de la précarité qui est au contraire de plus en plus compliqué. La tranchée entre les villes et les campagnes s’estompe et c’est une France mosaïque qui s’instaure. Les métropoles captent depuis trente ans l’essentiel de la richesse nationale mais il existe aussi, en France, des métropoles en déclin. Les métropoles ont le vent en poupe ; elles ont aussi des quartiers de la géographie prioritaire en situation de grande pauvreté. Même contraste du côté des espaces périurbains et ruraux. Les indicateurs socio-économiques sont « moyens à mauvais », même si de nombreuses petites villes sont dans une bonne dynamique économique et de qualité de vie. Synthétisons en disant que, selon les territoires, le taux de chômage passe de 5% à 50%.

Pour appréhender les enjeux sociaux du « jour d’après », mais aussi peut-être des mois et des années d’après, il faut restituer la crise du covid-19 dans une séquence plus longue qui englobe la crise des Gilets-jaunes (oct. 2018/mai 2019) et la crise des retraites (déc. 2019/ mars 2020). Ces 18 mois de tension ne pèseront pas outre mesure sur les bons niveaux de revenus privés ou publics. Mais ces trois crises successives opèrent des coupes sombres chez les ménages plus modestes. Les grèves coûtent cher quand on gagne peu. Et l’effondrement, sur les 18 derniers mois, de l’activité économique « plombe » l’emploi peu qualifié, les CDD, l’intérim et le chiffre d’affaire de micro-entrepreneurs qui sont plus souvent « micro » qu’entrepreneurs.


Une troisième dimension qu’il faut ajouter à la situation pour bien la comprendre produit d’un coup un paysage plus tranché encore : les services de mobilité accessibles à la population. Le tableau est assez simple. Voilà cinquante ans (1971 et le colloque de Tours) que la totalité des innovations de mobilité sont déployées dans les cœurs de métropoles : les transports collectifs efficaces, les lieux-mouvements bien
dotés, les plateaux cyclables et piétonniers, les vélos et les voitures en libre-service, les applis des transporteurs et les « gilets rouges », etc. Insistons sur le terme « cœur de métropole » qui signifie bien que les territoires suréquipés en dispositifs de mobilité sont limités à la commune-centre de l’agglomération et à sa première couronne. Dès que l’on sort de ce cœur métropolitain, la qualité des services de mobilité est réduite à rien ou presque rien. Les réseaux de cars et de TER sont, depuis cinquante ans, systématiquement démontés partout. Il reste la voiture qui consomme 20% du budget mensuel d’un ménage rural (Insee 2011), ce qui fait beaucoup quand les revenus sont bas.

Démocratisation nécessaire des enjeux

Pour 10 millions de Français à peu près, l’accentuation des difficultés économiques se double d’une mobilité vers la formation et vers l’emploi toujours plus contrainte, plus compliquée et plus coûteuse. Pour eux, le déconfinement du Covid-19 s’effacera devant le confinement ordinaire.
Sur la géographie prioritaire, le périurbain et les territoires ruraux, depuis 20 ans, une constellations de structures (missions locales, associations diverses, etc.) s’efforcent de relier les lieux et les personnes, les jeunes et les formations, les actifs et les emplois. Les soutiens politiques des collectivités locales sont souvent avérés. Mais le cadre institutionnel est inexistant. Les moyens sont hors d’échelle. Les outils manquent, la formation aussi. Les énergies s’épuisent.


La fin (espérons-le) de l’épisode Covid-19 doit donner lieu à un déconfinement pas seulement sanitaire mais sociétal. La place du piéton et du vélo, le financement des transports collectifs urbains, le statut d’emploi des VTC, les modes de circulation des trottinettes et des gyrowheels, l’organisation de la livraison du dernier kilomètre sont des sujets citadins importants. Mais le droit à la formation, à la culture, le droit au travail sont aussi des questions importantes. Ces droits sociaux sont garantis à tous sauf à ces 10 millions de Français retenus dans les espaces mobilitairement confinés.


La loi d’orientation des mobilités (LOM) adoptée en décembre 2019, au cœur des crises, est la bienvenue car elle instaure un droit à la mobilité. C’est un principe de philosophie politique qui donne la bonne direction. Le « reste » n’est pas très compliqué. L’objectif est d’organiser collectivement la mobilité dans tous ces territoires où il n’y a pour le moment que la voiture. Il faut affecter à cet objectif du portage politique, des professionnels, mettre en place des outils de formation et de communication.
Vivement le déconfinement !

Eric Le Breton
Université Rennes 2
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