Louis Kahn, Salk Institute, San Diego, 1965

 

 

« Liquide incolore, inodore et sans saveur à l’état pur, formé par combinaison d’hydrogène et d’oxygène » précise le dictionnaire du Centre National des Ressources Textuelles et lexicales (CNRS). Si toute définition de l’eau en fait une substance pour ainsi dire sans qualité, elle acquiert une singulière densité au contact de l’architecture, synonyme de conflit, d’apprivoisement ou de sublimation.

De tous temps, l’homme et l’eau ont dû s’adapter l’un à l’autre, inspirant à l’architecture des scénarios variés : le cadrage de vues, la tentation sculpturale, l’appropriation, l’intimité, la symbiose avec le paysage, l’effet miroir, le franchissement, l’empreinte éphémère sont ainsi autant de schèmes qui modèlent le rapport de la construction et de l’eau.

 

 

 

 

L’histoire de l’architecture est quelque part l’histoire de la conquête de cet élément insaisissable. Depuis les origines de la civilisation, le double jeu de mise en scène et de mise en eau laisse un riche patrimoine architectural, urbain et paysager. Et sans eau, point de ville : la gestion urbaine de l’eau illustre comment une société aime à se rassembler, habiter, produire, échanger, se protéger.

 

Voyage dans le temps.

 

 

I. L’eau et la ville

 

 

Les Romains sont une civilisation de l’eau pour laquelle ils développement un art de la construction dédié à son acheminement et sa collecte mais aussi à un usage d’agrément dans les maisons et les thermes, lieux de convivialité avant toute chose.

 

  Pour l’étude complète de l’aqueduc, voir ici

 

 

Le Moyen-Âge exploite l’eau vive* dans la ville où se multiplient moulins et artisanats en bordure de rives. Entre les 10e et 13e siècles, toute eau est bonne à prendre pourvu qu’elle coule : on éponge les sols détrempés, on draine, on exhausse, on comble les douves, on canalise, on édifie des berges, on facilite l’accostage.

 

Les étuves se développent, qui ne sont plus les thermes romains et pas encore les lieux de plaisir (lupanars) qu’elles seront dans la ville de l’Ancien Régime (Renaissance – Révolution française).

 

 

    

*André Guillerme, Les temps de l’eau : la cité, l’eau et les techniques, Nord de la France, fin IIIe siècle-début XIXe siècle)

 

 

La Renaissance et ses conflits militaires misent sur l’eau défensive donc placide et façonnent une ville repliée sur ses lignes, saturée d’humidité. En effet, aux progrès de l’art d’assiéger répond l’extension exacerbée du fossé de ceinture qui freine la cinétique des rivières et fait croupir les eaux urbaines.

 

Un « effet de serre » avec une forte nébulosité se développe dans de nombreuses villes, mis à profit par l’homme pour la science (fermentation, décomposition) et l’artisanat (textiles, peaux, papier) sans oublier l’usage du salpêtre dans la fabrication de la poudre à canons.

 

À partir du 16e siècle, les fontaines commencent à se multiplier grâce aux progrès techniques et l’art des jardins s’empare des possibilités qu’offrent l’eau (Villa d’Este, Versailles).

 

 

 

 

À la fin du 18e siècle, la ville industrielle en gestation incite à enterrer l’eau : la société qui s’esquisse détourne désormais le regard de tout ce qui stagne et se décompose. Le milieu scientifique, dans sa détermination « fongicide », opte pour la manufacture contre l’artisanat, c’est à dire les techniques propres contre les activités à nuisances, l’hygiène contre la saleté.

 

Au cours du 19e siècle, dans une France restée majoritairement rurale, le « rapport à l’eau » de la population se modifie lentement tandis que la population savante se mobilise pour la maîtrise de l’eau. L’équipement hydraulique, décidé par les élites, s’installe progressivement dans les villes, d’abord dans les cités polyvalentes et prospères et en dernier lieu dans les bourgs.

 

L’eau passe désormais dans les mains des ingénieurs des Ponts et Chaussées et irrigue l’économie capitaliste (création de compagnies qui en fixent le débit et le coût). Toutefois, il faut attendre les travaux de Pasteur pour qu’évoluent des pratiques sanitaires pluriséculaires.

 

 

 

 

De la fin du 19e siècle à l’entre-deux-guerres, l’architecture de villégiature, intimement liée au thermalisme et au climatisme, dessine de nouveaux bords de mer : malgré leur éclectisme, ces maisons néo-régionalistes puis modernes ont pour point commun d’aller chercher les vues sur la mer.

 

 

 

 

L’imperméabilisation de la ville se poursuit au 20e siècle, tout au long duquel la distribution de l’eau à domicile s’améliore au point d’être considérée, aujourd’hui, comme un droit en soi. La seconde moitié du 20e siècle initie un changement de focale avec la recherche émergente sur l’urbanisme aquatique d’une part et, à partir de 1975, la remise en question de l’approche technicienne de l’eau dans la ville.

 

Habiter l’eau est à la fois une culture, un sujet d’expérimentation et une utopie. La prospective architecturale dessine ainsi de nouveaux modes d’habiter et intègre la mobilité et l’évolutivité dans les paramètres du projet tandis que la ville prend peu à peu conscience du potentiel de ses rives.

 

 

 

 

Au 21e siècle, la croissance démographique et les conséquences du réchauffement climatique questionnent globalement le rapport à l’eau : certes, l’homme a besoin d’elle pour survivre mais il doit aussi anticiper de probables méfaits. A la fois complexe et stimulant, ce nouvel enjeu sera explicité dans le second volet de l’article.

 

 

Pour résumer cette première chronologie, on voit bien qu’à travers les âges, l’eau dans la ville est tour à tour — et parfois tout à la fois — sacrée, politique, militaire, industrielle, scientifique et esthétique : elle modifie en ce sens l’instrumentalisation de nos espaces.

 

(suite à venir)