Je viens d’un petit village de 5000 habitants (en fait 5000 c’est la limite à partir de laquelle un village devient une ville mais on est pas là pour faire dans le démographique mais bien dans le nostalgique), dans mon petit village donc, il y avait ma nounou à qui je passais faire une bise en garçon bien élevé que je suis et qui me demandais alors si « j’allais à la ville ».
« Aller à la ville »… comme d’autres vont au petit coin, mais je digresse là sur la sémantique d’un semi patois des contreforts des Monts du Lyonnais. Non, l’important dans l’histoire c’est cette notion d’aller en ville, comme si nous n’y étions pas déjà. Entendons nous bien, mon village, mon petit village pour ceux qui suivent, se traverse à pied de par en par en moins de 20 min, ma nounou habite (habitait, paix à son âme) à 5 min de chez moi, et à 5 min de la place du village. Et pourtant sur cette minuscule ligne droite qui se traçait de chez moi à la place du village et passant par la maison de ma nounou il existait à mon plus grand étonnement …une frontière. Une frontière qu’aucun plan, aucune carte ni panneau n’indiquait, une frontière qui séparait la « ville », du reste. Et à mon plus grand étonnement (le même que celui juste au dessus mais vraiment encore plus grand) je sais exactement où se trouve cette frontière: au bout de la rue Victor Hugo, quand celle-ci se termine en angle droit et rejoint la rue Jean Condamin. Juste là il y avait la meilleure boulangerie de la ville, en face la maison étrange dont la porte bleu délavée était en hauteur (il fallait monter un escalier pour l’atteindre alors qu’il n’y avait rien en dessous, je me suis toujours demandé pourquoi cette porte d’entrée était au premier étage et pas au rez-de-chaussée), à deux pas l’auto-école et plus loin la pharmacie, la coiffeuse, le buraliste…
A Lyon, la première frontière c’est la place des Terreaux, qui sépare ceux qui habitent au nord et ceux qui habitent au sud de celle-ci.
Au nord ce sont les Pentes. J’ai même mis une majuscule c’est dire si elles sont importantes. Les Pentes c’est la Croix-Rousse, enfin une partie, parce que la Croix-Rousse c’est aussi le plateau (lui il a pas de majuscule parce que d’une part je l’aime pas et que d’autre part pour parler du plateau on dit « la Croix Rousse » alors que pour les pentes de la Croix Rousse, je vous le donne en mille…). Les Pentes c’est une histoire: celle des premières révoltes ouvrières avec les Canuts, celle du Club des Cinq rue des Tables Claudiennes, celle des artistes et étudiants qui s’y installèrent massivement quand les loyers étaient attractifs (celle qui a donné son nom à Virginie), et aujourd’hui c’est celle des créateurs et des hipsters comme moteur économique et culturel de la presqu’île. La révolte ne gronde plus vraiment mais il subsiste toujours indéniablement un esprit libertaire entre les hauts immeubles de « la colline qui travaille ». Rue Burdeau et Leynaud les artistes dénoncent (comme se doit tout artiste digne de ce nom), rue Saint-Polycarpe on répare récupère et recycle les vélos pour une ville plus propre, Passage Thiaffait on crée en pépinière de talent soutenu par la ville; il reste des bars de quartier, des librairies citoyennes, et des vieux et des moins vieux qui jouent aux boules sous les platanes jusqu’à minuit place Colbert.
Au sud c’est la presqu’île, le poumon économique, l’hypercentre, le point de gravité absolu. Tout est, tout passe, par la presqu’île. Dès les premiers rayons de soleil la ville se dégorge dans les artères commerçantes. Rue de la Ré on marche épaule contre épaule, zigzaguant d’une enseigne à l’autre, slalomant entre les artistes de rue, les mendiants du samedi après-midi et les rabatteurs de Greenpeace. Rue Edouard Herriot on caresse de l’oeil les vitrines de magasins qui ne nous accueilleront jamais, Hermès, Vuitton, Dior, Armand Thiery et on goguenarde tout le long de la rue les kékés venus faire vrombir leur Golf GTI toute propre et toutes basses dehors. Rue Mercière les touristes s’esquintent les chevilles sur les pavés tandis qu’ils étudient les cartes des menus de ce que tout bon lyonnais (un tantinet snob) vous dira ne pas être un restaurant. Et place Bellecour… et bien place Bellecour rien. Ah si des fois il y une grande roue. Voilà. Quoi la statue ?! Oui bon il y a une statue de Louis je-sais-plus-combien. Wahou l’originalité! Une place avec une statue, on avait encore jamais vu ça, pour sûr!
(Attendez je m’adresse deux secondes à mon interlocuteur imaginaire et je reviens vers vous.)
Alors déjà cette histoire de plus grand place d’Europe j’ai entendu dire que c’était un mytho, et ça tombe bien que tu parles de ça parce que quand on a la soi-disant plus grande place d’Europe on fait mieux qu’y mettre une fois l’an un tournoi de bouliste dont tout le monde se fiche et une grande roue à 15 balles le tour de manivelle à Noël et en Aout pour les amerloques! Je sais pas moi, ça les écorcherait trois bacs à fleur? Un mini festival avec une scène? Des truck food en résidence semi permanente? Une piscine à balle géante?!! N’importe quoi!! Littéralement n’importe quoi serait plus intéressant que cet immense désert aride. Je suis sûr d’y avoir aperçu au loin une caravane qui traversait avec chameaux et bédouins la semaine dernière et la moitié sont morts d’ennui avant d’être arrivé de l’autre coté. Croix de bois, croix de fer…
(Merci de m’avoir attendu.)
La deuxième frontière c’est le fleuve. Enfin les fleuves. Saône à l’ouest, Rhône à l’est, qui ceinturent la presqu’île et font l’originalité de la ville (il n’y qu’une seule autre ville au monde à avoir 2 fleuves si je ne dis pas de bêtise). De l’autre coté de la Saône c’est Fourviere, sa basilique, sa cathédrale, son quartier classé à l’UNESCO. De l’autre coté du Rhône c’est Lyon, le vrai Lyon, le grand Lyon (sans majuscule à grand, sinon on parle d’une entité administrative). Là où les gens vivent, dorment, travaillent. Là ou il y a les écoles, les universités, les hôpitaux, mais aussi les vendeurs de clopes de contrebande, les débloqueurs de téléphones et ceux qui les ont piqués juste avant, il y a le foyer des sans-abris et le jardin associatif ouvrier, il y a les voitures et les parcs arborés, il y a Tête d’Or, Part-Dieu, Etats-Unis et Sans-Souci, il y a moi, la nounou de mon fils, et le petit commerce de ma femme. Là ou le touriste ne s’aventure pas. Pas plus en fait que les résidents de la presqu’île (ou pire, des Pentes). Grands dieux! S’aventurer chez les gueux !? Vous n’y pensez pas mon brave ?! Pas d’enseignes, pas de restaurant, pas de bar! Enfin si bien sûr il y a des enseignes, des bars et des restaurants mais… Mais c’est pas pareil! C’est « loin », c’est différent. C’est moins bien desservi, pas vraiment à portée de basket. Pourquoi traverser le fleuve quand on a tout sur notre rive ? Frontière. Sans barrière ni garde. Juste dans nos têtes.
La troisième frontière c’est la voie ferrée. Elle coupe au sud le long de Berthelot, elle scinde à l’est à la Part-Dieu. Au delà c’est Gerland, au delà c’est Villeurbanne. Au delà c’est l’aventure sauvage, les vaccins exotiques, Kurtz.
Une ville se meurt de façon quasi poétique, dans une lente agonie de sa densité. Les immeubles rapetissent, s’espacent, puis s’effacent. Ils deviennent plus ou moins subitement herbe, blé, bois, terre. Et l’on hésite à dire si c’est la ville qui s’évanouit ou si c’est la nature qui s’invite. De l’autre coté de la voie ferrée la densité est tout aussi forte, rien ne rapetisse (c’est même plutôt le contraire) et l’herbe est encore loin. Et pourtant en l’espace de quelques mètres c’est devenu « ailleurs », c’est devenu « loin ». Monté sur son épais parapet percé de quelques voutes, Humpty-Dumpty-Paris-Lyon trace la ligne de cette scission. Ici loyers élevés, là prix abordables, ici grandes enseignes attractives, là petits commerces de proximité. De l’autre coté du passage sombre repeint au particules de diesel la ville ne trouve ni prolongation ni reflet, mais son jumeau. Identique de prime abord mais aux innombrables nuances qui en font deux entités bien distinctes.
L’eau verte et les tourbillons, l’acier et le ballast ont en commun de constituer des zones franches. Un terrain neutre sur lequel ni l’homme ni la ville n’ont de prises, un tamis qui ralentit, étrangle les circulations. Ces axes là ne seront jamais conquis, personne n’y habitera, ils n’ont pas de vie. Ce ne sont que des traits de marqueur sur la carte. A leur insu ils ont de facto fait naitre deux territoires: gauche/droite, nord/sud, avant/après. Il ne reste plus à l’habitant qu’à choisir son coté tandis que la gravité fait le reste. Du centre à la périphérie.
Lou a déménagé derrière cette ligne. Pas très loin derrière. Il y a encore bien sûr des bus et des métros, des fleuristes et des bouchers, des écoles et des restos. Son immeuble est plus récent que le mien et la friche d’à coté se fait grignoter par les pelleteuses. Demain une autre résidence rutilante, son toit terrasse et son rez-de-chaussée en attente de commerce. Hier déjà les bureaux au garde à vous derrière leur enveloppe de verre feuilleté qui regardent passer les Intercités. Ville nouvelle, rachat de virginité à coup de bulldozer et de grues de chantier. Comme une tentative d’effacer la ligne, de contrebalancer le poids de ce qui ce trouve de l’autre coté en élevant la masse, en appuyant la densité.
Mais la ville est ailleurs. La ville est dans la nuit. Elle est ce cœur pulsant qui ne faiblit que lorsque chantent les rossignols. Elle est dans les viandes saoules qui hurlent sous les fenêtres des honnêtes gens. Elle est cette artiste qui ne se sait créatrice que lorsque le soleil s’est couché. De mon coté du fleuve les lumières s’éteignent avant que le battement de la presqu’île ne ralentisse, bien avant que l’ardeur des Pentes ne s’évanouisse. De son coté de la voie la ville dort dès que le jour faiblit, quand tombe le dernier rideau de fer.
-Tu passeras à la maison ?
– Faut combien de temps pour un visa ?
– …
Mon ami Lou déménage. C’est à la fois proche et très très loin. Je sais que je la verrai moins souvent.