Monsieur le Maire, vous expliquez dans votre ouvrage que s’il y a moins d’actes racistes et antisémites à Sarcelles, c’est d’abord parce qu’il existe dans votre ville, un “urbanisme plus ouvert” qu’ailleurs. Pouvez-vous nous raconter ce qu’est un urbanisme ouvert ?

Il y a deux choses caractéristiques dans l’urbanisme du grand ensemble de Sarcelles. Il est d’abord pensé d’une seule traite et conçu comme une quasi-ville et non comme des quartiers excentrés par rapport à un centre-ville existant, ce qui a été le cas dans de nombreux autres endroits, dans le Rhône par exemple, là où les premières émeutes urbaines ont éclaté dans les années 1980, aux Minguettes notamment. L’urbanisation de ces lieux correspond vraiment à ce qu’on appelle ”la Cité” au sens péjoratif du terme, pas la cité grecque bien évidemment. Il s’agit du petit quartier excentré, coupé du reste de la ville et qui peu à peu se construit en antagonisme par rapport à la ville préexistante. Au bout d’un moment, un double phénomène de ghettoïsation urbaine et sociale s’y produit, véhiculant défiance et exclusion.

Ces phénomènes sont moins marqués à Sarcelles, avec son grand ensemble qui ressemble à une ville à part entière avec toutes ses fonctions pour 40 000 habitants, et son village plus ancien, comportant beaucoup moins de logements sociaux. Ce sont deux histoires urbaines très différentes, qu’il a fallu rapprocher au fil du temps.

La deuxième caractéristique de l’urbanisme du grand ensemble sarcellois, c’est le plan d’urbanisme lui-même. C’est un plan assez New-Yorkais, avec des rues et des avenues – sauf qu’à l’inverse de New-York, on leur a donné des noms – et un parc central. Il y a beaucoup d’espaces verts à l’intérieur des îlots, qui sont rarement résidentialisés. Autrement dit, tout a été conçu pour être fluide et ouvert aux piétons. Depuis, des résidentialisations ont eu lieu avec de bons et de moins bons effets.

Vous expliquez notamment dans votre livre qu’à l’origine de Sarcelles, la consigne était de « concevoir la ville du futur » réunissant toutes les commodités… pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Aujourd’hui, on passe beaucoup de temps dans son logement, un lieu fondamental pour la qualité de vie. Et à cette époque à Sarcelles, au moment de la construction du grand ensemble, on avait déjà compris cela, que grandir dans un appartement assez grand, suffisamment lumineux et surtout dans une ville dans laquelle on trouve l’ensemble des commodités, était propice à l’épanouissement. Au moment de la construction de la ville, il y avait une véritable considération pour les gens qui viennent s’installer. On leur disait : « Voilà, en venant habiter ici, vous allez pouvoir profiter de la promesse républicaine égalitaire et de l’émancipation par le travail ». 

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Et pour tenir cette promesse, il fallait aussi de la diversité sociale et de l’habitat, d’où la construction d’un quartier de copropriétés qui est venu parachever le grand ensemble, et en représente à peu près le quart. Le reste ce sont des logements sociaux. Et là où Sarcelles se singularise aussi, c’est qu’il n’y a pas de grande différence urbanistique entre ces deux types de logements. Cette homogénéité relative crée de fait un sentiment égalitaire entre les habitants des copropriétés et ceux des logements sociaux. Et puis, effectivement, au sein de la ville, l’installation de l’ensemble des commodités est pensée dès le départ, même s’il faudra vingt ans pour la réaliser effectivement. L’ambition de construire une véritable ville passe aussi par des centres commerciaux, des écoles, des gymnases, parcs et jardins, crèches, des équipements sociaux, mais aussi des lieux de culte que les habitants d’ailleurs, créeront eux-mêmes avec l’aide de leur communauté locale ou nationale. Les équipements culturels ne sont pas forcément prévus au départ, c’est la municipalité qui les développera alors que la ville a été construite par une filiale de la Caisse des dépôts, la SCIC (Société Centrale Immobilière de la Caisse des Dépôts).

Ce mode de construction n’a pas été sans créer de problèmes avec le temps, sur la propriété de la ville, des immeubles, des centres commerciaux et des voiries, un partie importante de ces actifs ayant été cédée de façon non judicieuse par la Caisse des dépôts et ses filiales. Construire une ville implique des éléments non rentables, or, progressivement, c’est la logique de la socialisation des pertes et de la privatisation des profits qui s’est imposée, laissant aujourd’hui des secteurs non entretenus pendant longtemps puis vendus à la découpe, à requalifier entièrement.

Vous pensez que c’est différent dans d’autres grands ensembles, ou dans d’autres villes qui accueillent des grands ensembles ?

Ces pratiques correspondent à la période de création des grands ensembles, qui commence en 1954, à la suite de l’appel de l’Abbé Pierre. La SCIC achète alors des terrains, met les premiers coups de pioche en 1955 et accueille les premiers habitants dès 1956. On retrouve donc ces mêmes logiques que je décris précédemment dans les villes où les grands ensembles ont été construits à la même époque. La période suivante, celle des villes nouvelles, est celle des SAN (Syndicats d’Agglomération Nouvelle) au sein desquels on retrouve des représentants de l’État mais aussi des élus locaux. S’installe donc à cette époque une nouvelle logique, celle d’un aménagement partagé et non pas purement descendant depuis le Ministère.

Vous parlez beaucoup de la manière dont on doit faire naître du commun dans la ville, notamment à travers cette phrase, je vous cite : “dans une société où la concurrence et l’individualisme se sont généralisés, il n’y aura pas de sursaut commun, sans espace de solidarité ni sans intelligence collective”. De quelle manière peut-on réussir à refaire du commun dans les villes aujourd’hui ?

C’est fondamental d’intégrer l’urbanisme dans cette perspective. Trop souvent, on ne pense qu’aux actions sociales, mais les deux sont liés. Ainsi, à Sarcelles, sur longue période, les désordres urbains ont été de moindre ampleur que dans les banlieues en général. Le fait qu’on n’ait quasiment pas eu d’actes antisémites ces dernières semaines [depuis le 7 octobre] confirme cette réalité historique. Idem pour les émeutes de fin juin, encore une fois à Sarcelles, elles ont moins graves qu’ailleurs. Pour prendre un exemple, à Aulnay-sous-Bois, 8 millions d’euros de réparation de biens publics ont été nécessaires suite aux émeutes. À Sarcelles, seulement 150 000 euros. Au-delà de l’urbanisme sarcellois qui est singulier, il y a aussi l’état d’esprit qui a prévalu assez longtemps et qu’il fallait raviver au moment de mon élection en tant que maire de la ville.

Alors comment on crée du commun ?

L’urbanisme ouvert y participe, donc, car il évite de cloisonner, tout en cherchant le bon compromis entre l’intimité et le lien social. 

Par ailleurs, le commun s’est longtemps mis en œuvre à Sarcelles comme ailleurs, à travers les cafés et les places dans les quartiers. Ce sont les lieux où les habitants allaient vraiment socialiser, même s’il faut bien le reconnaître, ces lieux n’étaient pas toujours très mixtes. Mais les arrivants se rencontraient et y créaient du lien, les premiers habitants puis les différentes vagues d’immigration, les pieds noirs d’abord, nombreux, souvent fonctionnaires, qui avaient accès facilement aux logements réservés par leur ministère auprès de la Caisse des dépôts…  De la même manière, le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer) a réservé des barres d’immeubles entières pour permettre à des Antillais de venir s’installer ici, avec, là encore, leurs pratiques de socialisation. Une place centrale c’est donc très important, avec des cafés, des restaurants mais aussi de la culture et une vie associative dense. 

Ces places doivent être vivantes. Au cœur du grand ensemble, aux Flanades, les deux places, celle de France et celle de Navarre, doivent reprendre vie. Elles sont en cours de requalification complète. On souhaite aussi créer des lieux hybrides qui rassemblent des fonctions et qui mixent les usages. Ainsi, notre investissement culturel principal – une grande salle de spectacle, un tiers-lieu culturel, du coworking culturel – se fera à cet endroit-là. 

Par ailleurs, le commun se retrouve aussi au travers de la mixité générationnelle. C’est pourquoi, on souhaite aussi que Sarcelles ressemble à une ville étudiante, avec une augmentation de l’offre de l’IUT qui a commencé et qui va se poursuivre dans les prochaines années, avec une formation universitaire innovante que l’on appelle une “maker school”, avec aussi des résidences étudiantes et intergénérationnelles.

Enfin, ce commun, il se crée aussi par le discours et par les actions que l’on mène au niveau municipal. Ce matin, nous avons relancé le concours de poésie antiraciste et pour les valeurs de la République, c’est aussi une façon de créer du lien positif entre des jeunes de différents quartiers, de différents âges, de différentes cultures d’origine, etc. Il faut tout un programme de travail pour que les gens se sentent concernés par la même histoire, par le même récit. Le vivre ensemble peut ne pas être une notion statique, il faut se projeter dans l’avenir ensemble. Il fallait aussi redonner la fierté d’être sarcellois aux gens. L’identité locale, c’est aussi du commun.

Par exemple à Marseille, il y a certes des problèmes de trafic de drogue mais il n’y a pas réellement de problèmes identitaires, alors qu’il y a des gens qui viennent du monde entier. Ils ont l’accent, ils ont le club de foot, une histoire migratoire et une culture commune. Ils ne vont pas se regarder comme étant des membres d’une communauté antagoniste les uns par rapport aux autres. Ça aussi, c’est une façon de créer du commun. 

Si l’on revient sur l’action urbaine en tant que telle, vous évoquez dans votre livre l’exemple intéressant de la création d’une librairie à partir de la location d’un local à moindre coût. Cet exemple met en valeur l’importance de sortir de la logique de rentabilité. Selon vous, l’essentiel pour les villes serait d’inventer et de multiplier ce type de process, d’innover ?

Oui, bien sûr. Il faut chercher cofinancer, trouver des mécènes, des porteurs de projets. Puis, ce qui est important pour que l’innovation fonctionne aussi, c’est de donner envie. C’est pour cela que mon livre a une tonalité positive. il faut que les gens se disent « à Sarcelles, c’est intéressant ce qu’ils font. J’ai envie de m’y investir aussi ». Pour cela, il s’agit de faire des investissements structurants, des grands projets innovants, dans le domaine économique, éducatif et culturel. Ce qui est important, c’est de “sortir la culture hors les murs”. Aujourd’hui, on a toute l’offre culturelle chez soi, via les plateformes digitales, mais à quel moment vit-on des émotions ensemble ?  

Il faut donc recréer des lieux, des espaces de vie commune, mettre la culture au cœur du village. On a un festival de musique en plein air par exemple, les Polykromies, en plein cœur de ville, avec des artistes de très haut niveau. Ces projets ont un coût mais si cela nous évite d’avoir 8 millions d’euros pour réparation des dégâts après des émeutes, alors on retrouve notre argent. 

Pourtant, il y a une petite rengaine qui court depuis cinq ans, peut- être un peu plus, sur la baisse de la dotation des collectivités et la difficulté pour les collectivités d’investir. Il y a un discours, très revendicateur, moins optimiste que le vôtre. Qu’est-ce que vous en pensez ? 

Je pense globalement que la baisse des dotations est une réalité qui s’impose aux collectivités mais c’est surtout une erreur fondamentale de la part de l’Etat, car les investissements des collectivités locales sont essentiels pour préparer l’avenir d’un pays. L’investissement public a l’avantage d’être égalitaire et de toucher l’ensemble de la population. Il englobe des domaines cruciaux et stratégiques pour nos villes. De plus, il incite les investisseurs privés à s’impliquer en créant un environnement attractif grâce à des services publics de qualité et des infrastructures bien développées.

A ce titre d’ailleurs, l’investissement public a souvent un effet préventif qui permettra au final de faire des économies grâce à ses effets multiplicateurs. Et puis, bien évidemment, l’investissement c’est aussi de la considération vis-à-vis des Français, ce qui est essentiel. Malheureusement, on raisonne rarement en termes stratégiques au niveau national. On est passé d’un état stratège à un état pompier qui ne vient que réparer les désordres qu’il n’a pas su prévenir. C’est la dérégulation, la privatisation et le manque d’investissement public qui créent des désordres, et qui coûtent beaucoup plus chers au contribuable à l’arrivée.

Vous expliquez donc qu’il s’agit d’investir, pour autant, à vous lire, on a l’impression que cela ne suffit pas. Dans votre livre, vous expliquez notamment que “les ministères agissent de manière segmentée » et que cela provoque un manque de démarches globales, portées elles-mêmes par une vision globale à long terme. Est ce que cela rejoint le manque de prévention dont vous parliez précédemment ? Et est-ce que l’on peut étendre cela aux acteurs de la fabrique urbaine ?

Je pense que travailler en collaboration au niveau local est essentiel. Et au niveau des villes, cela se vérifie particulièrement. Mais pour y parvenir, un récit unifié et une vision claire donnent du sens au travail de chacun des acteurs, que ce soit pour les fonctionnaires recherchant un projet mobilisateur, pour les entreprises et les partenaires en quête de initiatives porteuses de sens, ou pour tous les acteurs de la fabrique urbaine. Redéfinir ce récit est aujourd’hui fondamental et c’est la responsabilité du politique, car cela permet de rassembler les acteurs autour d’une vision commune. Une fois ce récit intégré, les individus se coordonnent naturellement. L’essentiel est que tous comprennent la philosophie sous-jacente du projet – que l’on peut d’ailleurs définir ensemble – et sachent que chaque action entreprise contribue à cette vision globale.

Vous pensez qu’aujourd’hui, il y a une perte du récit local, comme national ?

Le paysage politique actuel se divise entre les extrêmes : le RN prône la préservation de la civilisation européenne face à ce qu’il perçoit comme une invasion musulmane, tandis que l’extrême gauche, représentée par Jean-Luc Mélenchon, met en avant les préoccupations des travailleurs, des précaires et des étrangers, reléguant le cadre républicain en arrière-plan. Les macronistes, bien qu’intellectuellement qualifiés, incarnent un pouvoir gestionnaire sans véritable récit unificateur. Leur absence de colonne vertébrale vient de les faire tomber dans le piège tendu par le RN, par manque de sens politique ou par cynisme.

Aujourd’hui et c’est un des grands paradoxes de l’ère moderne, les entreprises façonnent des récits et la politique, en tout cas celle du gouvernement, devient une froide affaire technique. Cela crée un dilemme pour les électeurs, partagés entre la rationalité du pouvoir en place et l’attrait des récits enflammés des extrêmes. La recherche d’un récit politique rassembleur et rassurant, qui sache tenir compte à la fois de la raison et de l’émotion, est un défi majeur pour la gauche et la droite républicaines. 

Vous parlez également du rôle des associations locales et de leurs liens avec la ville : comment faire pour qu’elles contribuent à ce projet et ce récit de ville ?

Les associations jouent un rôle crucial dans la société en créant des liens entre diverses personnes, contribuant ainsi à leur sociabilité. Cependant, il y a des pièges à éviter dans leur relation avec la municipalité. D’une part, le risque de centralisation où les associations sont contrôlées par un projet politique, comme cela a été le cas durant un mandat communiste ici à Sarcelles, dans lequel seules les associations affiliées bénéficiaient d’un soutien financier et un accès aux équipements publics. D’autre part, l’approche clientéliste qui s’est aussi développée dans la dernière mandature, où des financements excessifs sont accordés en échange de votes, générant une relation transactionnelle plutôt que des projets associatifs concrets et communs.

En outre, les associations peuvent également se retrouver enfermées dans une logique privative, cherchant des subventions sans contribuer au bien commun de la ville ni s’impliquer dans des initiatives collectives. Pour éviter ces écueils, la municipalité doit encourager les associations à maintenir leur autonomie tout en s’inscrivant dans un projet commun. Cela se traduit par des actions visant à rassembler les associations lors d’événements communs, à favoriser les interactions entre elles, et à les engager dans des projets municipaux pour promouvoir l’intérêt général. C’est notamment ce que nous avons instauré avec l’organisation d’un défilé annuel et républicain le 14 juillet. Demain, les organisations structurantes de la ville, celles qui reçoivent le plus de subventions seront obligées de participer à ce projet commun. En instaurant une politique où les grandes associations doivent contribuer activement à des initiatives collectives. La municipalité cherche à prévenir à la fois les tendances centralisatrices, clientélistes et d’isolement des associations générant du repli sur soi.

Certains maires ont peur de leurs administrés, notamment en termes de concertation, ils ne veulent pas vraiment concerter, et encore moins co-concevoir. Certains disent qu’ils ne peuvent plus construire de logements, de peur de ne pas être réélus. Comment agissez-vous à ce niveau de votre côté ?

Si l’on a peur des administrés, mieux vaut ne pas faire de politique. Il faut régulièrement aller au contact des citoyens mais toujours avec une ambition, un scénario et des projets. Il faut les emmener avec soi, tout en les écoutant. Multiplier les temps de concertation aide à prendre de meilleures décisions. Quant aux nouvelles constructions, là aussi, il faut s’inscrire dans une démarche de projet avec une vision de moyen-terme si on veut les rendre acceptables. Il est tout à fait possible de convaincre du bien-fondé de constructions, à partir du moment où elles sont raisonnées au service d’un habitat diversifié et d’une politique de mixité, surtout si elle est couplée à de l’investissement public et privé dans les équipements de demain. Dans des villes jeunes et porteuses d’avenir, c’est le volontarisme qui permet de se faire réélire et le conservatisme qui mène à la défaite.

Crédit photo de couverture ©BSzpiro via Wikimedia