La ville et la fête : une longue histoire d’amour ?

La pratique festive en milieu urbain est dans nos sociétés une véritable constante historique. Reconnue comme faisant partie des temps sociaux forts, ces moments fédérateurs aux temporalités singulières apparaissent dès l’Antiquité et le boom des villes d’importance. Souvent associées aux pratiques religieuses, ces fêtes étaient l’occasion de célébrer les divinités, mais aussi pour les habitants d’investir les rues de la Cité en participant aux cortèges d’offrandes. Ces temps sacrés, véritable rupture dans le quotidien, permettaient de rassembler l’ensemble des populations, de faire unité, alors même que souvent elles n’étaient pas habituées à se côtoyer. Ainsi, le cas d’Athènes a marqué l’imaginaire collectif. En effet, chaque année pendant une semaine tous ses habitants y compris les femmes, les métèques et esclaves, se retrouvaient pour participer aux Panathénées. Inspirés des jeux Olympiques, les Panathénées proposaient en plus des compétitions sportives, des concours de poésie et de musique. La fête se clôturait par une procession religieuse jusqu’au Parthénon dédiée à Athéna, déesse de la Cité.  

Au Moyen-Âge, le lien entre fête et religion s’estompe peu à peu. Avec l’apparition des foires en tout genre, la notion de plaisir est intégrée aux festivités. La fête devient alors le lieu d’excès, où les habitants des villes sont amenés à abandonner leurs comportements habituels normés. C’est à ce moment-là d’ailleurs que les premiers carnavals apparaissent. Le port de costumes permettait aux habitants des villes de déambuler dans les rues sans être reconnus, ce qui en faisait des moments de débordement où toute transgression était admise et permise.

Au XVIIIème siècle, les fêtes établies sont de plus en plus communautaires. La fête nationale, les fêtes patronales et commémoratives sont créées. On investit alors les villes pour y célébrer un saint patron, une cause qui rassemble l’ensemble de la population. Ces temps festifs deviennent des temps sociaux fort à l’échelle d’une ville et permettent de fédérer ses habitants.

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Bal du moulin de la Galette de Pierre-Auguste Renoir (1876) représente un bal dans une guinguette de Montmartre.

C’est également à cette époque que la fête se confond avec l’idée de débauche. On ne considère plus qu’il y a besoin d’un événement précis pour “faire la fête”. Les soirées sont fastueuses et organisées par des personnalités influentes qui y voient l’occasion de montrer leur richesse et leur influence.

Au XIX ème siècle, l’apparition des bals populaires dans les villes et villages permet à l’ensemble des classes sociales d’investir des lieux et de légitimer leur présence dans l’espace public le temps d’une soirée. C’est également, à travers ces festivités, que les classes sociales les plus pauvres profitent de la musique et de la pratique de la danse, souvent inaccessibles pour elles.

De nos jours, les fêtes s’emparent de plus en plus des villes et l’on constate un véritable foisonnement d’activités de divertissement. La “ville festive” (notion développée par la géographe Maria Gravari-Barbas) renvoie à l’image d’une ville constamment en fête, qui peu à peu, devient un trait caractéristique du phénomène métropolitain, où la concurrence entre les villes sur la scène internationale est toujours plus forte.

Mais quel sens donner à tout ça ? Ce big-bang festif présent nos villes nous questionne. Comment ces temps forts prennent-ils place dans nos espaces urbains ? A la fois fédératrices et support de tensions, quels sont les impacts de celles-ci pour les habitants ? Quelles transformations de l’espace provoquent-elles ? Et finalement, quelles sont les conséquences sur l’ambiance urbaine ?

La fête comme vecteur d’inclusivité et d’exclusion

L’année dernière, le 15 juillet 2018 au soir, la France devenait championne du monde de football. Le temps d’une soirée, l’ensemble des rues de nos villes françaises se sont transformées en fête géante. Une célébration qui a engendré une euphorie générale  et suscité de nouvelles pratiques sociales spontanées : accolades amicales, échanges de bières et de paroles avec des inconnus. Fêter la victoire était alors le prétexte pour s’intéresser à l’autre et partager un temps commun. Ces festivités nous ont rappelé quelque chose d’important : malgré nos différences nous avons une identité commune, celle d’être français.

Cette soirée est bien la preuve que oui, la fête rassemble et fédère. Elle rassemble d’autant plus en ville, où les modes de vie des habitants sont souvent très différents, et où la rencontre et l’échange reste complexe là où l’anonymat et l’indifférence dominent.  Véritable réussite, cette célébration spontanée et collective prouve qu’il est possible de regrouper les générations, dépasser les barrières sociales. Tel devrait être le but de nos fêtes, de devenir inclusives. Comment atteindre ce défi ?

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La Gay Pride anime et colore chaque année la ville de Brighton – Crédit photo ©Les Chatfield via Flickr

Dans une démarche d’ouverture, certaines fêtes permettent d’ailleurs aux minorités d’affirmer leur place dans l’espace public. C’est le cas par exemple des techno-parades et gay-prides, qui le temps d’une journée ou d’un week-end, animent les villes et sensibilisent le grand public à l’intégration de tous.

A Brighton, dans le sud de l’Angleterre, la gay-pride est un véritable moment d’effervescence qui attire entre 400 000 et 500 000  visiteurs chaque année. Réputée pour être LGBT friendly, la ville se colore et devient une fête à ciel ouvert le temps d’un week-end. Les deux jours de festivités se déroulent chaque année dans une ambiance bonne-enfant et transforment les pratiques urbains des habitants, mais aussi des visiteurs. Les pratiques festives dans l’espace urbain offrent la possibilité à certains de s’exprimer et d’investir la ville de façon singulière.

Bien que des moments de joie, de partage et d’échange, les fêtes en milieux urbains sont également source de conflits. La modification de certains usages affiliés à un espace, les changements de comportement qui dérogent l’ordre social des villes, peuvent dans certains cas exclure une partie de la population. En effet, la consommation d’alcool dans l’espace public et l’augmentation du bruit à des heures tardives augmentent les tensions entre riverains et fêtards.

Comment faire cohabiter les usages et les désirs de chacun ? C’est la question que se sont posés les habitants de Strasbourg. Les soirées de cette ville festive et étudiante sont souvent très animées. Après de nombreuses plaintes récoltées, la mairie  a décidé de mener une campagne de prévention contre les nuisances sonores la nuit. En distribuant des sous-bocks et posant des affiches dans ses rues, la municipalité a cherché dans un premier temps à sensibiliser et non sanctionner. Cette initiative a été saluée par les riverains mais à également soulever des interrogations pour d’autres : ne peut-on pas partager l’espace urbain de façon respectueuse et apaisée ? Pas si simple d’y répondre. Actuellement deux collectifs de riverains se font face : le collectif calme Gutenberg, qui réclame le retour au calme des rues la nuit, et le bruit Gutenberg, qui demande le droit d’utiliser l’espace public la nuit. Le débat est relancé.

L’urbain comme terrain de jeu

La ville apparaît comme un espace favorisant les pratiques festives. Dans un premier temps, car elle propose une multitude de lieux à explorer, mais également parce que les temporalités qui la composent permettent sa transformation et l’accueil de nouveaux usages. Souvent localisée dans un lieu précis (un parc accueillant un concert, un rooftop un apéro), la fête peut également se déployer dans l’ensemble d’une ville.

C’est le cas des Nuits sonores à Lyon. Pendant 4 jours, fin mai, la ville est plongée dans une ambiance musicale électronique, et des activités sont déployés dans de nombreux lieux. Mettre le festival au coeur du territoire et de la ville, c’est l’ambition que s’étaient fixée les Nuits Sonores lors de leur création en 2003. Son intention ? Profiter des typologies singulières des espaces qu’offre Lyon, plutôt que de s’exiler en périphérie comme beaucoup d’autres festivals le font. Des places, des rues, des squares, des espaces culturels, en tout ce sont une soixantaine de lieux qui sont investis, pour proposer de nouveaux usages et changer le regard des habitants sur ces derniers. Véritable succès depuis de nombreuses années, ces festivités regroupent les générations grâce aux temporalités qu’elles proposent. En journée, des activités et apéros sonores sont proposés et attirent petits et grands. En soirée, des concerts à la programmation électroniques internationale prennent place dans des lieux atypiques de la ville.  

Et parfois, la fête est l’occasion d’investir des lieux qui sont d’ordinaires inaccessibles. La culture techno et électronique urbaine s’est très vite emparée des endroits singuliers, souvent fermés au public car à l’abandon. À Detroit (Etats-Unis), les anciennes usines désaffectées sont peu à peu réinvesties par des collectifs pour y organiser des festivals de musique. À  Budapest (Hongrie), ce sont des bars-clubs qui investissent les bâtiments désaffectés du quartier juif. L’esthétisme industriel de ces bâtiments est particulièrement recherché pour y associer des événements alternatifs et festifs.

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Szimpa Kert à Budapest – Crédit photo ©Lumières de la ville

L’utilisation d’espaces urbains pour accueillir des festivités a donc également pour effets de reconnecter l’habitant avec son territoire, mais surtout de requestionner ses pratiques habituelles le temps d’un moment.

Fabrique de la ville par la fête

Dans certains cas, la fête peut servir de support à la fabrique de la ville. C’est l’expérience qu’ont fait des architectes à Grenoble, pour questionner et impliquer les habitants dans le devenir d’un parc urbain. En résidence dans un grand ensemble au sud de Grenoble, ces architectes ont organisé un jour de festivité en proposant rencontres et chasse au trésor dans le parc. Derrière cet aspect ludique, se cache un moyen simple mais efficace d’inviter la population locale à s’impliquer dans la co-construction du futur du lieu. En participant à la fête, chacun a pu donner son avis, et ses envies, sans forcément s’en rendre compte.

La fête peut également devenir un bon moyen de redynamiser des villes moyennes. C’est le pari qu’a fait Angoulême avec son festival de la BD. Créé en 1974, le festival attire chaque année environ 200 000 visiteurs sur 4 jours fin Janvier. Ce pic d’activité offre à la ville de véritable retombée économique et lui concède une réputation internationale.

Mais il arrive que certaines villes s’emparent d’événements festifs traditionnels pour faire leur promotion sur la scène internationale, comme cela peut-être le cas avec les Carnavals de Rio de Janeiro et de Venise, ou encore les Ferias en Espagne et le Calcio Florentin. Les pratiques festives urbaines deviennent de véritables éléments de marketing urbain : elles montrent l’image d’une ville dynamique. Se pose alors la question du sens que revers les fêtes et leurs potentielles dérives.

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Fête des Lumières in Lyon, 2017 – Crédit photo ©Kaloyan Krasimirov Stoyanov via Wikipédia

C’est ce que dénonce depuis quelques années certains habitants de la ville de Lyon, soucieux de la tournure que prend la célèbre Fête des lumières dans la capitale des Gaules. A l’origine fête religieuse dédiée à la vierge, elle était célébrée en hommage à l’éradication de la peste. En remerciement, chaque année les lyonnais, le 8 décembre, posent des lampions sur leurs rebords de fenêtre. Mais depuis 20 ans, la fête s’est largement commercialisée.

Aujourd’hui, pendant 4 jours, ce sont des dizaines d’installations lumineuses qui prennent place dans la ville pour le plus grand plaisir des yeux. Le revers de la médaille ? La ville se trouve figée et saturée, ce qui impacte fortement l’activité des habitants de certains quartiers. Des centaines de cars touristiques débarquent dans les rues pour acheminer les 1,4 millions de visiteurs. De nombreux habitants décident alors de quitter la ville devenue invivable pour cette période. Derrière cette belle vitrine pour la ville, les lyonnais choisissent de la boycotter et remettent en question cette accaparation marketing de la municipalité. La singularité et la simplicité de cette fête, qui fédérait autrefois les habitants de la commune, semblent se perdre. De plus, en France, de nombreuses villes créent leur propre festival lumineux, comme par exemple Nantes.

Certaines villes deviennent des fêtes constantes ?

Il arrive que certaines fois, les fêtes ne soient plus des moments singuliers dans les villes, car elles s’y installent de façon définitive. On peut alors cité l’exemple des villes dédiées aux jeux et aux divertissements comme Las Vegas ou Atlantic City aux Etats-Unis, qui peuvent être aussi des Ville-Etat comme Macao(Asie), ou encore des quartiers de villes, tel que Broadway (New-York).. Cela nous montre que les festivités urbaines peuvent être poussées à leur paroxysme et porter l’identité des villes. Même si de tels modèles n’ont pas encore fait leur apparition en Europe, certaines grandes capitales empruntent un chemin glissant. Amsterdam ou encore Berlin tendent à devenir de véritable capitales de la fête, où les installations et infrastructures semblent à être de plus en plus dédiées aux activités nocturnes pour attirer toujours encore plus de touristes. A l’image du cas lyonnais de la fête des Lumières, on peut se poser une question essentielle qui s’applique finalement aussi aux villes envahies par le tourisme comme Venise ou Barcelone : qu’en est-il de leurs habitants dans tout ça ?

Crédit photo ©Danny Howe via Unsplash