Voici désormais 299 jours que la grève des transports est reconduite. 300 jours au total, personne ne l’imaginait ! Avec l’arrêt des services de transports en commun, les métros et bus circulent en pointillé. Le service public assure quant à lui son service minimum. En début de grève, c’était difficile, il a fallu s’adapter, car tout le monde avait perdu ses repères. Mais aujourd’hui, on peut dire que la ville s’est peu à peu remise sur pied. Tout du moins, la population cherche à trouver des solutions alternatives. Petit reportage dans notre capitale où la grève s’étire depuis maintenant 300 jours.

Pour assurer un service minimum, les grévistes se sont également organisés. Bien sûr, tout le monde ne fait pas grève tous les jours. En général, ils se relaient, font grève deux jours par semaine, et travaillent à mi-temps. Cela permet de ne pas figer la société, tout en continuant de revendiquer des droits. En ce qui concerne les transports, ce sont surtout les bus qui fonctionnent encore : les personnes à mobilité réduite sont prises en charge pour leurs déplacements. Un mode de fonctionnement qui a peu à peu été accepté par la population : certains ont même créé une caisse de solidarité pour aider financièrement les grévistes. D’ailleurs, quelques entreprises reversent les indemnités de transports autrefois utiles à leurs salariés désormais en télétravail, vers certaines associations à destination des grévistes, en intégrant ces mesures dans leur logique de responsabilité sociétale. L’argument avancé par les gérants des structures volontaires est le suivant : c’est un moyen de s’engager pour le maintien des services publics en période de grève.

Ce qui est le plus frappant en cette période de grève, c’est la manière dont les gens se déplacent. Notre façon de nous mouvoir en ville a totalement changé – ou plutôt, a totalement changé la ville. Il a fallu s’organiser. La plupart des anciennes lignes de bus ont été reconverties en pistes cyclables : le vélo est véritablement devenu le moyen de transport principal des citadins. Si le service Vélib fonctionne tant bien que mal, c’est surtout le marché d’achat de vélos qui a explosé, ainsi que les ateliers de réparation. On en trouve partout aujourd’hui. Il faut voir la place de l’Etoile sans voiture ! Les gens ont aussi redécouvert motos et motos-taxis, dont beaucoup sont passés à l’électrique. Oh, ça y est ! La première application de bateaux partagés est mise en ligne. Entre la Seine et le Canal de l’Ourcq, on peut désormais traverser Paris à prix raisonnable.

Au début, l’usage de la voiture avait explosé, malgré les restrictions de ces dernières années, ce qui a causé des embouteillages monstrueux. De nombreux conflits ont pu naître en décembre, avec un énervement général qui avait plongé la capitale dans un certain trouble. Évidemment, l’arrêt des transports publics a demandé un certain temps d’adaptation… Mais l’effort des associations, et de certaines entreprises pour valoriser les transports alternatifs ont remis cette pratique au goût du jour. De toute façon, le développement du télétravail a limité les déplacements, et surtout découragé les gens à se remettre à utiliser la voiture, dans une ville où stationner coûte de plus en plus cher. Toutes les voitures n’ont pas disparu pour autant : certains véhicules personnels ont été mutualisés pour les trajets urgents, et le covoiturage est devenu une pratique quotidienne, essentiellement pour les longs trajets.

Les grandes artères, ainsi qu’une partie des places de stationnement, accueillent maintenant des espaces de culture, du mobilier urbain, ou encore des jardins partagés. Ça a pris un peu de temps, surtout durant les mois de décembre-janvier, mais aujourd’hui la végétation est beaucoup plus présente, et cela modifie profondément l’esthétique de la ville. Puisque les gens se déplacent moins, de nombreuses associations voient le jour pour créer des espaces cultivables en ville : cette solution a été imaginée pour offrir une production de proximité. C’est drôle, les rues sentent la menthe, le thym, le romarin … Et même certains parcs publics ont autorisé la culture dans quelques parcelles de terrains. À côté des jeux pour enfants, un verger. Aux Tuileries, des framboisiers.

Avec la généralisation du télétravail, les gens passent moins de temps dans les transports, et un peu plus pour s’investir dans la vie de leur quartier. Les associations et collectifs de voisinage se sont multipliés de part et d’autre, avec de plus en plus d’habitants proposant leurs services. C’est aussi ce qui permet de mieux gérer ces espaces communs émergents, et notamment toutes les cultures qui se développent en ville. On dirait que c’est devenu un nouveau passe-temps pour tout le monde : sur les balcons, les terrasses, les toits…

En fait, une bonne partie du bâti qui accueillait des bureaux s’est aujourd’hui reconvertie. Les citadins vont encore au travail la moitié du temps, mais ces temps de vie professionnelle ont été progressivement recomposés. Ce bâtiment par exemple, ou encore celui-là : les bureaux sont réinvestis quelques jours par semaine par les habitants, avec de nouvelles fonctions qui n’ont pas fini de se réinventer ! Conférences, spectacles, ateliers et workshops, espaces de co-working… Tout l’espace disponible a laissé place à l’imagination des citoyens. C’est frappant, cette mixité dans l’usage des bâtiments. Bien souvent, leur fonction principale s’est épuisée au profit de nouvelles initiatives, ce qui donne un aspect insolite et imprévisible à la ville.

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D’ailleurs, ce phénomène touche aussi les écoles. En effet, l’éducation nationale qui s’est fragilisée après des mois de grève, a laissé place à une réorganisation de son patrimoine immobilier. L’essor des professeurs particuliers, mutualisés à l’échelle d’un immeuble, en est un bon exemple. Certaines associations, mais aussi des retraités bénévoles, reprennent le pas, et, depuis l’arrivée du printemps, ces derniers proposent des cours collectifs en plein air : les cours de sciences et vie de la terre sont donnés au Jardin des plantes où les espèces végétales sont examinées par les élèves, les cours d’histoire se déroulent dans les rues pour observer les différents lieux marquants dans l’histoire de la ville et les cours de citoyenneté, nouvellement apparus, se déroulent aux abords des monuments des places, et notamment aux abords de la statue de la République, chaque mercredi. Ces cours publics sont d’ailleurs ouverts à tous, ce qui a permis de renouveler l’accès à l’éducation. En effet, la demande est devenue de plus en plus croissante, mixte et intergénérationnelle ! Un certain nombre de familles ont aussi recours aux cours en ligne. Mais ce qui est frappant c’est que depuis l’arrêt des transports, les gens souhaitent paradoxalement se retrouver, comme si se déplacer auparavant, c’était uniquement aller d’un point A à un point B sans se socialiser… Aujourd’hui, les différents lieux urbains étant atteignables moins facilement, on est revenu à la socialisation. Pour autant, la colère de certains parents s’est faite entendre, et beaucoup s’inquiètent de l’annulation des examens de brevet et de baccalauréat cette année. Mais d’autres se réjouissent d’une éducation moins cadrée, plus ponctuelle, où tout le monde y met du sien. Et les enfants se tournent aussi vers des activités pratiques qui ont un impact direct sur la ville : beaucoup apprennent les secrets de l’agriculture urbaine, ou bien parviennent à recycler objets, vêtements, vélos.

Avec des commerces aux horaires d’ouverture incertaines et une logistique de colis plus aussi fiable dans ses délais de livraison, les savoir-faire sont remis à l’honneur et aujourd’hui, on répare ses objets bien plus qu’on en achète. Les centres-commerciaux ont moins de succès qu’avant, et la question de leur reconversion commence à se faire entendre dans le débat public. Mais à l’échelle locale, tout a changé. Depuis le départ des transports publics, on consomme moins et plus près de chez soi : les commerces locaux se redynamisent dans chaque quartier, et beaucoup de projets mis dans les cartons ressortent. Et avec le télé-travail, tous les marchés sont bondés, peu importe le jour de la semaine. Au moins, cela crée de l’animation, avec une vraie vie de quartier qui se développe, ce qui commençait à manquer. Alors oui, il y a moins d’unité dans la ville, c’est vrai. L’échelle locale redevient prioritaire.

D’ailleurs, l’immeuble est désormais un véritable espace collectif : on redécouvre ses voisins. Beaucoup de cours d’immeubles accueillent à la fois vélos et potagers partagés, si bien que parfois, on se croirait presque à la campagne. Les enfants partagent heures de cours et activités. Ce sont une multitude de nouveaux services et de nouvelles sociabilités qui se développent à cette échelle. Une interface numérique permet aux habitants de s’organiser : on partage nos moyens de transports, nos récoltes, nos compétences, pour faire vivre cette communauté locale.

Tous les immeubles et tous les quartiers ne sont pas égaux face à cela, évidemment. Certains espaces, déjà biens pourvus en commerces de proximité se sont adaptés plus vite, tandis que pour d’autres, le processus a été plus long, sans les transports du quotidien. Cela révèle des disparités entre territoires, qu’il sera bon d’analyser. Les fonctions publiques qui ne sont plus assurées en ces temps de grèves, laissent place à la relève des habitants. Un système qui reste fragile, reposant sur la force vive du bénévolat. Bien sûr, les services publics restent indispensables et cruciaux pour la ville, car ils permettent d’assurer son bon fonctionnement, mais leur absence en période de grève aura au moins permis aux habitants de se rendre compte qu’ils pouvaient prendre une plus grande place dans la vie urbaine ! Et combien une vie urbaine vivante et active, permet d’être plus résilients…

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