Tout d’abord, est-ce que vous pouvez vous présenter ?
Je m’appelle Sébastien Thiéry, je suis docteur en sciences politiques et enseignant en écoles d’art, d’architecture et de sciences politiques. Avec le paysagiste Gilles Clément, nous avons fondé en 2012 le PEROU (Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines) afin de mettre en place d’autres formes d’actions dans diverses situations de périls et refuges en tout genre. Nous avons essayé de travailler à partir de tout ce qui, dans ces situations, s’affirme, se construit, s’invente, et de penser alors l’action comme une manière d’augmenter la présence au monde de ces fragiles, mais cruciales, réalités bâties. Avec le PEROU nous menons donc des actions dans des situations invivables, mais en partant de la reconnaissance qu’elles sont aussi vécues et que donc, toujours, il y a ici-même de bâti, à soigner, à faire grandir.
La situation actuelle à Mayotte est préoccupante. Que pensez-vous de l’opération Wuambushu ? Est-elle si différente de ce qu’il a pu se passer/se passe actuellement en France métropolitaine ?
L’opération Wuambushu à Mayotte est banalement terrifiante. C’est en tout point le symptôme d’une déroute politique : déraisonnable, une telle opération de violence ajoute de la violence à des situations qui en sont déjà saturées. C’est une déroute collective car nous avons coutume de penser, nous autres et pas seulement les acteurs publics, que pour faire disparaître de telles situations de précarité, il faut expulser et détruire. C’est suivre une politique qui tout entière est de pulsion, non de raison. C’est une politique délirante, une déraison d’Etat, qui agit à Mayotte comme sur les trottoirs de Paris ou dans la lande de Calais.
Depuis la métropole, on a l’impression que les habitants de ces quartiers informels ne reçoivent quasi aucune aide que ce soit de la part de la population, comme des autorités publiques. Quelles structures portent aujourd’hui assistance aux habitants des quartiers informels, à Mayotte comme ailleurs ?
C’est une question qu’au PEROU nous considérons comme cruciale, et que nous nous efforçons de travailler très précisément, car cette hospitalité vive est le creuset même des politiques à inventer : elle trace des chemins, elle esquisse des actions d’envergure, elle porte la promesse de mondes respirables et désirables. Il faut alors décrire les relations de bienveillance, d’amitié, de fraternité qui se déploient dans toutes ces situations, parfois à très bas bruit, ce qui ne les rend pas non moins cruciales et porteuses.
Ce sont là des gestes porteurs comme on parle de murs porteurs en architecture : ça n’est qu’à partir de ces gestes que nous ferons tenir des réponses solides et durables. Les riverains qui aident et soutiennent, les mécanismes d’entraide au sein des bidonvilles, mais aussi les actions publiques vertueuses, sont à bien documenter, célébrer, soutenir, augmenter. Car il faut absolument aussi saisir ce que la puissance publique fait de précieux : il y a dans les bidonvilles de Mayotte comme dans nombre de bidonvilles ailleurs des enfants scolarisés, il y a des soignants des hôpitaux dédiés à certaines situations comme à Calais, il y a des écoles nationales et des Universités qui y déploient des projets de recherche et d’action.
Tous ces actes, publics ou privés, associatifs ou pas, font le sol des politiques à inventer, en opposition radicale à la violence qui prévaut aujourd’hui. Il ne s’agit pas de minimiser le péril qui a lieu et la misère qui caractérise ces bidonvilles, mais il s’agit de comprendre que l’on peut combattre cette violence en faisant place, radicalement, à tout ce qui ici-même ne relève pas de cette violence. Envoyer des CRS et des pelleteuses, c’est au contraire augmenter la présence au monde de la violence, et aggraver les situations.
Comment les pouvoirs publics prennent en compte les quartiers informels et les bidonvilles aujourd’hui ? Quelles sont les relations entre la municipalité et les quartiers ‘informels’ ?
Il y a des acteurs publics qui s’intéressent autrement à ces situations qu’en y déployant des forces de l’ordre et des machines pour détruire. C’est extrêmement important de décrire ces politiques dissidentes, ou tout au moins ces manières de considérer tout autrement ce qui a lieu. Nous travaillons aujourd’hui avec les Hôpitaux de Marseille pour la construction d’un navire de sauvetage, et nous voyons combien les équipes de cette institution, étatique s’il en est, se mobilisent au quotidien sur diverses situations de très grande précarité sur le territoire marseillais. Mais les controverses sur ces situations sont ainsi faites que d’une part, la plupart des acteurs publics activent des politiques de violence et s’inscrivent ainsi dans l’ordre nauséabond des choses, et que d’autre part, celles et ceux qui œuvrent autrement n’en font pas publicité, faisant se déployer une politique elle-même à bas bruit qui reste intraduisible et incompréhensible. Avec le PEROU nous nous efforçons donc aussi de traduire ces politiques d’accueil en les décrivant comme des politiques pionnières, comme des politiques d’avenir. Et nous élaborons aussi dans leur sillage.
Certains habitants de l’île pensent que cette opération de destruction va mettre fin à la délinquance présente à Mayotte. Qu’en pensez vous ? Il y a t-il un véritable lien entre insécurité, délinquance et quartier informel ?
Il est incontestable que ces situations génèrent de la violence : les personnes vivant dans de telles conditions ont, pour survivre, bien souvent que ce seul recours. Il ne s’agit pas de justifier, mais de comprendre, et aussi d’accepter que des riverains soient anxieux de voir grandir de tels bidonvilles à leurs portes. On ne peut exiger que quiconque soit tranquille et heureux de voir s’installer un bidonville. Nous le savons, pour l’avoir expérimenté avec le PEROU dans les bidonvilles de l’Essonne par exemple : seule l’hospitalité, seuls le soin et l’entraide, permettent d’apaiser les situations et de conduire les personnes à en sortir et s’en sortir. Il est temps que l’on se fasse à cette évidence : c’est la pelleteuse qui est l’agent de la pérennisation du bidonville, et de la violence qu’il génère, car détruire c’est conduire à ce que le bidonville se reconstruise quelques temps et centaines de mètres plus loin, encore plus dégradé qu’il ne l’était. Qu’il puisse y avoir encore des personnes qui, dans les ministères et les collectivités, pensent que détruire puisse consister un programme politique sérieux est complètement stupéfiant. Ce sont des gens insensés et dangereux.
A votre avis, la destruction de ce quartier informel va-t-elle vraiment améliorer la situation de la ville, et de l’île de Mayotte ? Il y a t-il toujours cette triste volonté de tout vouloir raser, détruire ou des nouvelles alternatives sont-elles possibles ?
Cette destruction va détériorer la situation à Mayotte. Des alternatives sont possibles, et c’est ce que nous avons expérimenté avec le PEROU, et transmis à nombre d’acteurs publics au fil de nos travaux. Il faut suivre un chemin qui peut paraître contre-intuitif : c’est en construisant dans le bidonville, des lieux et des relations, de l’économie et de la solidarité, que l’on crée les conditions d’une sortie plus rapide de celui-ci. Nombre d’acteurs publics, mais aussi militants, ont opposé au PEROU l’idée que ses actions contribuaient à « pérenniser le bidonville » comme ils disent. On sait que c’est l’inverse, pour deux raisons : d’une part, construire c’est apaiser et favoriser les relations entre le dedans et le dehors, et générer des processus vertueux, sociaux, économiques, politiques au sens noble du terme ; d’autre part, construire dans le bidonville, c’est le transformer, c’est non pas accepter la situation telle qu’elle est, mais la désirer telle qu’elle peut devenir, en se souvenant qu’une ville, dans 99,99 % des cas dans l’histoire de l’humanité, est un bidonville qui a réussi. Mais il faut aussi pour cela rénover de fond en comble nos habitudes et notre répertoire de penser, en commençant par faire attention à la terminologie. Dire par exemple qu’elles sont « informelles », c’est littéralement dire que ces situations n’ont pas de forme en usant du « in » privatif qui très vite se retrouve alors dans les mots qui suivent : « indigne », « indésirable », « insupportable », etc. Avec le PEROU, nous partons non pas de ce qui est absent ici, mais de ce qui est présent, de ce qui se présente. Nous considérons alors ces situations habitées comme des formes, habitées, qu’il faut lire et dire, représenter et soigner.
Comment recréer une vie de quartier et ré-instaurer un climat de confiance après une telle opération ?
La seule réponse solide est une réponse qui s’inscrit dans le temps long. Il faut ralentir, penser le temps long, et sortir impérativement de la réponse d’urgence, qu’elle soit destructive ou constructive d’ailleurs. Rien ne peut s’expédier, et tout est à construire : une langue, une pensée, des lieux, des gestes, mais en restant convaincu toujours que tout ceci a déjà lieu, et qu’il nous faut le reconnaître et lui faire de la place. C’est pourquoi au PEROU nous ne cessons de suivre ces mots d’Italo Calvino, publiés dans Les Villes Invisibles : L’enfer des vivants n’est pas chose à venir; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.