L’élection américaine fait beaucoup parler d’elle, et le résultat du vote réserve encore bien des surprises. Pour de nombreux sociologues et politiques, les banlieues américaines pourraient jouer un rôle clé dans l’élection présidentielle, sur le modèle historique des “swing states”, les Etats dont le vote politique change au fil des mandats et fait basculer le scrutin d’un côté ou d’un autre de la balance. 

Les suburbs, espaces mythiques dans l’imaginaire collectif américain

Les suburbs américains se sont largement développés dans les années 1940-1950, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un véritable tournant s’opère dans les années 1960, dont les suburbs est un des symboles principaux. Les citadins vont petit à petit quitter le centre-ville pour ces espaces en périphérie. Pour l’historien John Stilgoe, l’expérience du conflit international a prouvé que l’intégrité territoriale américaine n’était plus garantie. Les chocs qu’ont pu constituer les épisodes de Pearl Harbor ou la destruction de nombreuses villes en Europe amènent les citadins à fuir les métropoles et les grandes villes. Ces dernières représentent dangers et menaces, en tant que cibles potentielles d’attaques. Les banlieues américaines commencent alors à se peupler : elles sont un compromis idéal entre les vertus de la campagne et les avantages de la ville. 

Cet “exode urbain” des classes moyennes supérieures a également pu être motivé par la recherche d’un cadre vie meilleur, intimement associé à l’accomplissement du rêve américain. L’aspiration à une vie paisible et confortable incarnée par une vie de famille stable, l’acquisition d’une maison individuelle et la possession de l’automobile, signe de liberté, correspond en effet au cadre de vie proposé dans les suburbs. Un modèle typique de ces suburbs est le Levittown, nom donné à 7 projets de construction massive d’habitat situés dans les banlieues des plus grandes villes américaines comme New York. Constitué de lotissements identiques à perte d’horizon, il incarne par l’étalement urbain une certaine forme de succès et de richesse par l’accès à la société de consommation. 

suburbs Levittown

Une fameuse photographie de la banlieue de Levittown via Wikipédia

Les banlieues deviennent vite des symboles de ségrégation urbaine : les populations aisées et souvent blanches se concentrent dans les suburbs pendant que les populations précaires, et souvent de couleur, investissent les “inner cities”, ces quartiers pauvres en centre-ville. La ”white flight” (“fuite blanche ») est désormais un terme employé pour désigner la migration des populations blanches vers les banlieues fuyant l’interculturalité nouvelle des villes.

Progressivement, les habitants des suburbs vont construire des normes de conformité auxquelles répondre. Une société dans laquelle la surveillance mutuelle, le conformisme est de mise : des valeurs traditionnelles, familiales et communautaires régissent la vie dans les suburbs, avec un vote politique orienté républicain. Jusque dans les années 1990, la fracture entre les suburbs et les centres-ville reste assez marquée. 

La révolution des suburbs 

À partir des années 90, des politiques de rénovation urbaine en centre-ville vont casser ce schéma traditionnel. Ces politiques s’accompagnent d’un double mouvement : d’un côté, la gentrification des centres-ville liée à la désertification des suburbs par les populations les plus aisées, de l’autre côté par le développement d’une nouvelle forme de pauvreté dans les suburbs, qui deviennent plus populaires (“suburban poverty”). Les banlieues américaines deviennent plus mixtes voire parfois l’opposé de ce qu’elles étaient 30 ans auparavant. 

Photo Tom Rumble via Unsplash

Dans les années 2000, les populations dans les suburbs se diversifient. On parle parfois de black flight, en référence à l’épisode de white flight quelques années plus tôt. Les études des populations dans les banlieues de grandes métropoles indiquent une croissance importante du nombre de minorités ethniques. Dans les années 2000, 35% des résidents des banlieues étaient issus de minorités, un chiffre qui a largement augmenté ces dernières années pour atteindre près de 50% dans les années 2010. Quelques exemples peuvent illustrer cette tendance dans les banlieues de San Francisco, Las Vegas ou encore Washington. Les populations blanches représentent toutefois encore une majorité des habitants. 

Parallèlement à ce mouvement de diversification des populations dans les périphéries de ville, on observe des premières critiques sur le modèle même de ces quartiers, qui prônent l’étalement urbain à l’infini et un modèle de consommation peu viable. Dans les univers culturels, cinématographiques, photographiques, les suburbs, autrefois incarnation du mode de vie américain “american way of life” sont désormais critiqués. Dans de nombreux films ou séries, on en représente la monotonie, le conformisme voire la violence. 

Aujourd’hui, près de la moitié des 58 métropoles américaines sont habitées en majorité par des populations de couleur et des minorités ethniques : la population blanche a diminué de moitié depuis le début des années 2000. Par exemple, le premier épisode de la série Desperate Housewife reprend avec cynisme le générique de Leave it to Beaver, une série américaine des années 1960 qui faisait l’apologie de la vie dans les suburbs, par le suicide tragique du personnage de Mary Alice. 

En 60 ans, la population et les visions sur le périurbain américain ont bien changé. 

Un enjeu majeur des élections américaines : les banlieues, nouveaux swing states ? 

Le paysage politique américain est dominé par deux partis historiques : les démocrates et les républicains. Cette bipolarité politique se traduit souvent dans des espaces géographiques très particuliers au sein des villes. Aux Etats Unis, la tendance historique montre que les grandes métropoles urbaines votent majoritairement démocrate, à l’opposé du vote républicain des petites et moyennes villes ainsi que des espaces ruraux. À l’heure des campagnes électorales, ce paysage politique traditionnel est en train de connaître de grands chamboulements. 

Aujourd’hui, près de 80% des habitants des grandes villes américaines habitent dans les suburbs. Cela représente l’équivalent de la moitié des électeurs américains et donc un enjeu majeur dans les élections américaines qui auront lieu le 3 novembre prochain. Depuis quarante ans, le vote politique dans les banlieues était assez équilibré entre les deux grands partis politiques : les démocrates obtenaient le plus souvent 45% des votes contre 47% pour les républicains. Cet équilibre est en train de basculer progressivement. Selon un article du démographe William H Frey, les banlieues américaines connaissent un regain de croissance démographique depuis quelques années. Or, pour NPR, parmi les nouveaux arrivants, 30% sont des immigrants, dont le vote est souvent plus orienté démocrate que républicain. D’ailleurs, dans les sondages d’intentions de vote dans les zones périurbaines, Joe Biden, le candidat démocrate, est pour l’instant majoritaire. Chez les populations les plus jeunes (18-29 ans) le démocrate remporte également 49% des intentions de vote (contre 20% pour l’actuel président Trump).

Photo Elliott Stallion via Unsplash

La tension autour de cet enjeu électoral est donc à son comble. Face à ces changements récents, Trump ravive l’image traditionnelle des suburbs, et rappelle qu’ils représentent le rêve américain. Dans un tweet publié le 23 juillet 2020 Trump en appelle aux “femmes au foyer” habitantes des banlieues de voter pour lui, sous prétexte que Joe Biden s’apprête à “détruire leur rêve américain”. Le tweet fait écho à un article du New York Post publié quelques jours auparavant. En effet, cet électorat avait eu tendance à voter démocrate les dernières années, et Joe Biden pourrait bien remporter leur vote au cours des prochaines élections. 

Un dernier enjeu pour ces banlieues au cours des prochaines semaines : le vote à distance. Situées loin des “polling center”, les centres de vote, la plupart de leurs habitants n’ont pas voté aux dernières élections, car le système de vote à distance (par courrier) ne leur est pas parvenu. Pour certains, il s’agissait même d’un trucage des votes. Des campagnes de sensibilisation et le rajeunissement des habitants des suburbs devraient peut-être cette fois-ci augmenter le nombre de votants et largement influencer le résultat final. À l’heure actuelle, l’incertitude reste donc encore de mise pour ces quartiers, qui pourraient bien remplacer les swing states historiques.

Aujourd’hui plus que jamais, les banlieues périurbaines sont des enjeux politiques. Forme urbaine complexe où se mêlent les problématiques sociales, économiques et environnementales, elles sont au cœur des enjeux de transformation de nos villes et donc des affrontements politiques. En France comme aux Etats-Unis, les débats sur leur avenir et sur leur gouvernance font rage : l’épisode des gilets jaunes en est sans doute le plus grand témoignage.

Photo de couverture René DeAnda via Unsplash