Yoann Sportouch : Si la crise du logement est au cœur de l’actualité, elle reste assez secondaire dans le débat public et encore plus quand on échange avec des personnes hors du secteur. Que pensez-vous de cette sous-représentation, est-elle réelle ?
Catherine Sabbah : La perception de la crise du logement varie selon notre situation et notre entourage. Le mal-logement existe, principalement dans certains quartiers sous la forme de logements trop petits, mal entretenus et insalubres. Malgré cela, la plupart des gens se disent satisfaits de leur logement, peut-être en raison de l’image d’eux-mêmes, intime et sociale, qu’il leur renvoie. Il peut être difficile de reconnaître son propre mal-logement, sauf si l’on demande de l’aide. La crise a été mise en évidence par la pandémie de COVID-19, mais pendant longtemps, elle n’était pas suffisamment abordée dans les débats politiques et médiatiques. Force est de constater, sans doute du fait de l’ampleur des difficultés et de la mobilisation, que les choses changent, et c’est tant mieux. Le logement est un sujet majeur qui concerne chacun et chacune d’entre nous et devrait être considéré comme tel. La complexité de la question réside dans les intérêts divergents des différents acteurs selon s’ils sont locataires ou propriétaires, urbains ou ruraux, etc. Les motivations liées au logement varient, qu’il s’agisse d’achat, d’investissement, de spéculation ou d’héritage.
Qu’est-ce que cela traduit sur les décisions et propositions que font les politiques en matière de logement ?
Catherine Sabbah : Le ministère du Logement a souvent un rang assez peu élevé dans les gouvernements souvent placé sous la tutelle d’autres ministères tels que l’Équipement ou la Transition Écologique. L’expérience montre que les décisions sont généralement prises à Bercy, en tout cas au cours des années récentes, et que la politique du logement a surtout été pilotée de manière budgétaire. Peut-être serait-il finalement plus efficace de rapprocher le ministère du Logement du ministère des Finances, plutôt que de celui de la Culture? C’est provocateur, mais ne serait-ce pas plus cohérent?
Oui, je vois, parce que c’est lié aux dépenses publiques ?
Catherine Sabbah : En effet. De plus, la couverture médiatique du logement est habituellement compartimentée, les sujets liés à l’architecture sont traités dans les pages culture, le patrimoine dans les pages dédiées à l’argent, le logement social dans les faits divers, la question épineuse des résidences secondaires se retrouve elle-même cantonnée à la sous-rubrique associée au patrimoine, alors que c’est devenu une question de territoire, d’équilibre emploi logement et d’accès au logement tout simplement.
On parle de crise du logement, mais j’aimerais rentrer un peu plus dans le détail. Car on entend assez régulièrement qu’il y a des besoins entre 300 000 et 500 000 logements par an. La question que le grand public pourrait se poser c’est : autant de personnes sont-elles vraiment sans logement ?
Catherine Sabbah : Selon la Fondation Abbé Pierre, il y a des centaines de milliers de personnes considérées comme mal logées, vivant sans logement, hébergés de manière précaire, chez un tiers, parent, ou ami, ou dans des situations de passage. Le chiffre de 500 000 logements par an est évoqué pour répondre à la croissance démographique, aux besoins de mobilité et à la réduction de la suroccupation. Cependant, il existe des divergences quant à la signification de ce chiffre et à la façon dont ces logements seront créés ou transformés pour répondre à la demande.
Donc si je comprends bien, on ne parle pas forcément de construction, mais de réalisation de logements ?
Catherine Sabbah : En effet. Il est primordial de considérer la réhabilitation et la transformation de différents types de bâtiments en logements, tels que des bureaux, des bâtiments industriels, des églises ou des écoles qui ne sont plus utilisés. Cela n’a rien de nouveau et s’est fait depuis des centaines d’années. Il est surtout essentiel de décliner le chiffre des besoins en logements à l’échelle territoriale pour tenir compte des spécificités de chaque région. La demande de logement ne se limite pas à la croissance démographique, et il faut considérer le souhait et les besoins des familles de déménager même dans des zones au sein desquelles la population diminue. Les objectifs de la politique du logement sont trop souvent en France, dictés par l’offre: ce que les promoteurs ou bailleurs sociaux sont capables de produire. Il faut analyser beaucoup plus finement les besoins. Aussi incroyable que cela puisse paraître, on ne les connaît pas bien.
Les promoteurs immobiliers et les maires constatent un décalage entre ce que les opérateurs proposent sur le marché et les réels besoins des habitants. Les besoins en logement évoluent notamment en raison de la diminution des familles mononucléaires et des contraintes budgétaires. La question se pose : que construire pour répondre aux attentes des Français ? Car le rêve des Français reste la maison individuelle, qui peut ne pas correspondre aux besoins actuels.
Catherine Sabbah : Plusieurs rapports rapports d’étude publiés en 2021 sur la qualité du logement, dont celui d’Idheal, “Nos Logements, des lieux à ménager”, ont montré que la production de logements était principalement dictée par des considérations financières et de rentabilité, au détriment du confort des occupants. Il y a un décalage entre la qualité de construction, comme l’acoustique et la thermique, qui se sont améliorées, nul ne le conteste, et la qualité d’habitabilité des logements, particulièrement dans l’organisation de l’espace. Des problèmes tels que la réduction de la surface des cuisines, la disparition des placards et les pièces mono-orientées sont fréquents. Malgré ces défauts, ces logements se vendent, car les gens n’ont souvent pas d’autre choix en raison de la faible offre sur le marché.
Les maisons individuelles connaissent un regain d’intérêt. Elles ont toujours été appréciées par leurs habitants, elles commencent à l’être davantage par les architectes et des urbanistes qui les ont longtemps critiquées. Le modèle est consommateur de terrains, mais les quartiers pavillonnaires apparaissent aussi, et de façon nouvelle, comme de possibles réserves foncières. On observe quelques velléités à les densifier en utilisant les jardins ou en surélevant le bâti, pour augmenter le nombre de mètres carrés habitables sans étendre l’urbanisation, avec toutefois des questions concernant la biodiversité si l’on commence à construire dans les jardins. Cette approche peut permettre de revitaliser les quartiers vieillissants, favoriser l’activité économique et offrir des opportunités de revenu supplémentaire aux propriétaires. Cependant, la densification ne résout pas le problème des quartiers éloignés dépendants de la voiture. La transformation des lotissements avec de grands terrains est plus facile, tandis que les immeubles des années 70-80 sont plus difficiles à transformer.
Pourquoi dit-on aujourd’hui que le logement est un “produit” ?
Catherine Sabbah : Les logements sont considérés comme des produits immobiliers, vendus par les promoteurs dans le cadre du processus de défiscalisation ou de placement immobilier. Bien sûr, ceux qui cherchent à réduire leurs impôts en achetant des logements, ou spéculent sur ces marchés contribuent indirectement à la construction et donc au fait de loger des ménages. Cependant, ils se soucient peu de la qualité des lieux ou de qui habitera là tant que cela leur rapporte financièrement. Les rapports sur la qualité du logement ont souligné ce problème, et ont même été suivis d’effet puisque certains dispositifs ont été adaptés pour mieux répondre à des exigences de qualité. Mais les mesures prises, en l’occurrence, pour améliorer le Pinel, ont rencontré des difficultés en raison des considérations de rentabilité des promoteurs. Il existe un décalage entre la nécessité d’avoir des logements de qualité et les objectifs de leurs fabricants, qui sont principalement motivés par la rentabilité. Cela soulève une problématique fondamentale sur le fait que les logements sont traités comme des marchandises, sur un marché, alors qu’ils viennent combler un besoin essentiel et auquel tout le monde devrait avoir droit. C’est même la loi qui le dit.
En quoi faudrait-il revoir ce modèle de fonctionnement ?
Catherine Sabbah : En parlant davantage du logement social par exemple. Le logement social, dans sa définition originelle, avait pour ambition de loger les personnes qui n’ont pas les moyens d’être propriétaire ou locataire du parc privé, en leur permettant d’habiter dans un logement de qualité. Malgré les critiques envers les grands ensembles, ils ont été le lieu d’innovations sociales et spatiales importantes pensées par des architectes. Aujourd’hui une bonne part du logement social est fabriquée par des promoteurs selon les mêmes standards que le logement privé et a perdu, en partie, sa capacité d’innover. Peut-être aussi faudrait-il réfléchir à massifier le logement social, plutôt qu’à pousser les ménages, même modestes, vers la propriété pour laquelle ils doivent d’endetter pour des années.
Crédit photo ©Guilhem Vellut via Flickr
Vous avez récemment écrit un livre pour « En finir avec les idées fausses sur l’habitat ». Quelles sont les principales idées qui méritent d’être démystifiées ?
Catherine Sabbah : Par exemple l’idée que la propriété immobilière est un objectif universellement partagé et érigé comme un accomplissement de vie, la perception erronée selon laquelle être propriétaire offre une sécurité absolue, et la croyance selon laquelle la propriété immobilière est le seul moyen d’assurer un toit sur sa tête. Parmi ces idées toutes faites, il y a aussi la notion de spéculation et de recherche de plus-value qui contribue à l’augmentation des inégalités, celle-ci est vraie ; l’illusion de choix entre la propriété et la location appuyée parle manque de logements sociaux pour répondre aux besoins de la majorité des ménages éligibles ; la croyance que la propriété est accessible à tous alors qu’elle creuse au contraire les inégalités sociales, générationnelles et territoriales, et enfin, cet impératif d’accession qui empêche bien souvent les ménages de réfléchir de manière critique avant de considérer l’achat comme une priorité absolue.
Une question sur le Conseil National de la Refondation Logement (CNR) qui a eu lieu la première partie de l’année, Les mesures annoncées ont-elles permis de résoudre les causes de la crise du logement ou d’en atténuer les conséquences ?
Catherine Sabbah : Les annonces ne sont pas issues de ce grand brainstorming qu’a été le CNR. On peut s’en étonner et le regretter tant la mobilisation a été forte. Les mesures, notamment le rachat des logements invendus et la suppression du dispositif Pinel suscitent des interrogations quant à leur capacité à atténuer la crise du logement. Elles vont permettre des économies budgétaires et le sauvetage de certaines entreprises en difficulté. La montée des taux d’intérêt est citée comme l’un des facteurs qui rendent les logements invendables, mais ce que l’on oublie de dire, c’est que ces taux s’appliquent à des prix anormalement élevés La suppression du dispositif Pinel est considérée comme une mesure visant à réduire les coûts pour l’Etat, mais ne dit rien sur qui va financer le logement locatif indispensable au marché. Le remplacement du dispositif Pinel est incertain, et aucune mesure concrète n’a été annoncée. Le prêt à taux zéro (PTZ) a été resserré au profit des immeubles et pour la rénovation des maisons dans les zones tendues (par ailleurs élargies), c’est un bon signe pour l’environnement, mais va couper l’accès à la propriété à de nombreux ménages modestes. La régulation des prix du foncier et de la propriété privée reste floue, sans calendrier ni précision.
Est-ce que ça signifie qu’il n’y aura pas d’augmentation du nombre de logements sociaux ?
Catherine Sabbah : Il y a un risque que le logement intermédiaire, dit “abordable”, vienne tenter de remplacer le logement social. Parmi les 47.000 logements rachetés par CDC Habitat ou Action Logement à des promoteurs en difficulté, 5.000 sont du logement social et 12.000 sont du logement intermédiaire, sur le contingent de 17.000 de la Caisse des dépôts. Même si les locataires de ces logements bénéficieront de loyers plafonnés, cette restriction est temporaire, car le logement intermédiaire peut être revendu sur le marché de la propriété privée sans plafonnement des prix après 12 à 15 ans. Des mesures structurantes sont nécessaires, telles que la régulation des prix, la taxation des plus-values immobilières et le réinvestissement de cette recette dans les caisses des collectivités pour le logement social et les équipements. Il n’est pas juste que certains profitent d’une valeur immobilière souvent créée par des investissements publics, sans contrepartie.
Vous semblez souligner la nécessité d’une politique du logement plus ambitieuse et globale qui englobe l’ensemble des territoires, même si la compétence en matière de logement reste actuellement entre les mains des collectivités ?
Catherine Sabbah : il y a en ce moment d’âpres débats autour de la décentralisation de la politique du logement apparemment voulue par le Président de la République. La loi 3DS a mis en place un outil appelé AOH, l’Autorité Organisatrice de l’Habitat, que des collectivités peuvent revendiquer sous certaines conditions et qui leur permettraient de gérer certains volets de la politique du logement, comme le zonage, l’encadrement des loyers, la distribution des aides à la rénovation… Actuellement sept villes l’ont obtenue, mais son contenu précis n’est pas encore très clair. Les villes ont des problématiques, des contextes économiques et sociaux et portent des projets différents, ce qui rend difficile l’application d’une politique uniforme et justifierait une forme de décentralisation.
Il y aurait ainsi UNE politique du logement et DES politiques de l’habitat. Un rapport de confiance entre le préfet et le maire peut permettre la délégation de certaines compétences aux collectivités, à condition qu’elles disposent des moyens nécessaires. Cependant, il y a des domaines dans lesquels la décentralisation n’est pas souhaitable, notamment en ce qui concerne le respect des réglementations telles que la loi SRU (Solidarité et Renouvellement Urbains) sur les contraintes de construction de logements sociaux et les questions environnementales, comme les risques d’inondation ou le recul du trait de côte plus généralement d’aménagement du territoire, qui devraient rester du ressort de l’Etat.
Mais est-ce qu’il ne faudrait pas recentrer certaines compétences, face à certains besoins, une nécessité urgente ?
Catherine Sabbah : Je ne suis pas sûre que la décision politique nationale soit assez fine pour adresser des questions spécifiques locales, même urgentes. Par exemple sur le zonage, qui détermine quels territoires ont droit à quel type d’aide et donc globalement ce qui va être construit et où. Il n’est pas précis, on ne sait pas comment il est déterminé. L’efficacité est inégale selon les territoires. Les zonages pourraient par exemple être définis à l’échelle locale en accord avec l’Etat, adaptables selon la situation et modifiés lorsque celle-ci change. Le duo préfet-maire peut être intéressant dans ces cas-là.
Une dernière question : On s’intéresse beaucoup à la question des usages, et c’est vrai ça semble un peu loin dans la crise du logement. Comment peut-on donner plus de pouvoir aux habitants ? Est-ce que ça a un intérêt pour résoudre des problématiques ?
Catherine Sabbah : Les habitants sont les premiers concernés et les derniers concertés. Intéressant, c’est la dernière question de cet entretien, alors que cela aurait pu, ou dû, être la première. Ils sont, (nous sommes tous), pourtant les experts de leurs logements, de leurs usages et de ce dont ils ont besoin. Il faut impérativement trouver le moyen de les intégrer davantage.
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