L’architecture est un élément central dans la construction de l’identité d’un quartier, d’une ville et même d’un pays ou d’une culture toute entière. S’il est difficile — voire impossible — de définir ce que serait l’essence de l’architecture française contemporaine, on peut cependant s’intéresser aux réalisations des praticiens représentants le pays. Dans l’hexagone comme à l’international, l’architecture française est avant représentée par les réalisations de quelques “stars”, avec en tête de liste les lauréats du prix Pritzker, souvent présenté comme l’équivalent du Prix Nobel dans la discipline qui nous intéresse.
Les prix Pritzker français
Ce sont justement deux français qui ont remporté le Pritzker en cette année 2021 : Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal. Il ne s’agit cependant pas des premiers français à avoir eu cette reconnaissance ultime du monde de l’architecture. Le premier d’entre eux n’est autre que le célèbre Christian de Portzamparc, en 1994, soit quinze ans après la création du prix en 1979. Il est notamment connu pour ses nombreuses réalisations marquantes à travers le monde, mais aussi pour son concept de l’îlot ouvert qu’il a mis en œuvre à l’échelle de dizaines d’hectares sur la ZAC Paris Rive Gauche. Le deuxième français à avoir été récompensé n’est autre que le parfois controversé Jean Nouvel. Trois récompenses qui matérialisent le grand respect accordé à l’architecture française dans toute sa diversité.
Le Jardin des Grands-Moulins, ZAC Paris Rive Gauche – ©L’Institut Paris Region/Flickr
Bien que les projets de ces architectes de renom soient souvent d’une grande qualité et marquent d’une empreinte forte nos villes, des inquiétudes commencent à se renforcer autour de la “starification” de la profession. On pense par exemple aux projets de Kanye West qui s’affranchissent des règles qui ont cours dans le domaine … comme celle du permis de construire. De l’autre côté, des architectes très connus jouent de leur image de célébrité plutôt que de justifications techniques ou structurelles pour gagner des marchés et poser leur empreinte sur l’espace, à l’instar de Bjarke Ingels. Comme le disait Isabelle Regnier dans un article du Monde, “l’architecte du XXIe siècle ne serait plus un bâtisseur mais un prestidigitateur“, notamment depuis la redynamisation de la ville de Bilbao par l’action de l’architecte Frank Gehry, qui a notamment fait des émules en France.
Une starification qui pourrait également être renforcée par l’action de nouvelles structures comme Talents & Co, fondée par les français Alain Trincal et Guillaume Courchay. L’agence s’engage sur un créneau encore peu exploité, en se définissant “un peu coach et un peu concierge de luxe” : on retrouve là le modèle de l’agent ou du manager déjà présent dans le monde de la musique ou du cinéma. Si cette nouvelle activité permettra sans doute de faire connaître des talents à l’international, elle pose aussi le renforcement d’une architecture à deux vitesses entre stars renommées et plus petits professionnels. D’autant plus que l’agence indiquait en 2015 ne cibler que des cabinets au chiffre d’affaires d’au moins 1,5 millions d’euros.
Une envie de s’exporter à l’international
L’architecture française à l’international, c’est donc avant tout une affaire de starchitectes que les villes et pays du monde entier s’arrachent, souvent par commandes directes alors que les plus petites agences doivent passer par des concours ouverts à toutes et tous.
La reconnaissance mondiale de ces quelques dizaines d’architectes permet cependant d’assurer une image positive de l’architecture française à l’étranger, boostée par l’action de plusieurs institutions à l’instar de l’AFEX (Architectes Français à l’EXport) qui a réalisé une étude parue en avril dernier. En interrogeant des agences françaises à l’aide de 35 questions, elle a pu actualiser des données qui ne l’avaient pas été depuis 1998 et formuler des pistes d’actions pour “appuyer l’architecture ‘made in France’”.
Part du chiffre d’affaires à l’export du secteur de l’architecture en 2017. Source : AFEX
En effet, si la France est le deuxième pays en termes de pourcentage du chiffre d’affaires réalisé à l’étranger (avec 4,2%, derrière le Royaume-Uni), cette exportation repose principalement sur les architectes stars et les 35 grandes agences de plus de cinquante salariés qui livrent principalement des équipements culturels, mais aussi des grandes infrastructures, des équipements spécialisés ainsi que des projets urbains “durables”. On peut par exemple citer l’agence Valode & Pistre, qui réalise la moitié de son chiffre à l’étranger. Les plus petites agences désirent pourtant s’exporter à l’étranger, que ce soit pour avoir accès à des projets de grande envergure, avec une importante liberté d’action, mais aussi pour se faire connaître au-delà des frontières.
D’autant plus que les villes et pays étrangers sont très friands de l’expertise française, principalement en Asie du Sud-Est et en Afrique francophone. À l’inverse, la Chine semble calmer ses envies de France selon l’APEX, après des années d’ultra-activité de nos compatriotes. Un autre avantage de diversifier les pays d’activité des agences d’architectes tient à la pandémie. En effet, si on peut penser que l’impossibilité de déplacer constitue un frein à leur développement, les temporalités différentes des restrictions sanitaires à travers le globe permettent aux plus grosses agences de pouvoir travailler de manière optimale en permanence.
Des propositions pour soutenir les petites agences
Différents obstacles empêchent alors les petites et moyennes agences de s’exporter à l’étranger selon l’AFEX : leur trésorerie pas assez importante, le manque d’effectifs dédiés à des missions de veille et de prospection, une difficulté à mobiliser des grandes équipes du point de vue des clients internationaux ainsi qu’une incapacité à casser les prix pour pénétrer le marché.
De plus, les aides déjà existantes pour soutenir les architectes semblent mal adaptées aux besoins réels, puisqu’elles sont orientées vers les PME alors que les agences concernées sont plutôt de type TPE. On observe alors 63% de non-connaissance des aides alors que seulement un tiers des agences renseignées ont recours à ces dispositifs. Pire encore, parmi ces dernières, seules 18% se disent satisfaites, ce qui demande de repenser urgemment ces aides de fond en comble.
Les pouvoirs publics pourraient également soutenir l’exportation de l’architecture française en mobilisant la diplomatie culturelle. Il s’agirait dans un premier temps de méthodologiquement cibler des marchés avec une forte demande et une relative facilité d’accès, notamment en s’appuyant sur les agents français en poste dans ces pays. Les ambassades et instituts français pourraient également être utilisés pour multiplier les évènements et autres conférences autour de la question architecturale, pour y ancrer la culture.
Crédit photo Leo Reynolds/Unsplash
Le rapport de l’AFEX avance des propositions comme le développement des échanges bilatéraux d’architectes d’un pays à l’autre, le renforcement de la dimension internationale aux seins des ENSA ou encore la création d’un “RIBA à la française”. Cette nouvelle organisation, qui pourrait être un prolongement de l’AFEX, se baserait sur le Royal Institute of British Architects, qui permet au Royaume-Uni d’être le pays numéro 1 de l’export. Ce RIBA français offrirait des formations, un centre de ressources sur l’export, la diffusion d’informations sur les marchés et les appels d’offres internationaux ou encore la mise en place d’antennes de l’AFEX à l’étranger.
On le voit donc, il existe beaucoup de pistes à exploiter pour renforcer la présence de l’architecture française à travers le monde sans compter uniquement sur les stars de la profession.
La France, terrain de jeu des architectes étrangers ?
L’architecture française, c’est aussi l’architecture de la France. Et si nos compatriotes ont des difficultés à s’exporter dans d’autres pays, des architectes internationaux ont et continuent de contribuer à la production en France, surtout depuis le premier mandat de François Mitterrand. Dès son arrivée à l’Elysée, il a engagé un grand programme architectural dans la ville de Paris (puis du reste du pays), communément connu sous le simple nom de “Grand Travaux”. Alors que les réalisations internationales n’étaient que rares dans la ville (comme par exemple le siège du PCF par Oscar Niemeyer ou le centre Pompidou de Richard Rogers et Renzo Piano), la présence d’architectes étrangers s’accélèrent au début des années 1980 avec près d’une centaine d’installations par an.
La pyramide du Louvre par I.M. Pei – Photo Mathias P.R. Reding/Unsplash
Cette croissance s’est encore accélérée dès l’ouverture aux pays de l’Europe de l’Est après qu’ils aient rejoint l’Union Européenne en 2004 jusqu’à atteindre 2000 architectes étrangers inscrits à l’ordre national en 2009, les deux tiers étant européens. A l’inverse, certains font état d’une sorte de fuites des cerveaux d’architectes, notamment du fait des salaires relativement plus faibles qu’aux Etats-Unis par exemple. L’architecte Côme Ménage, qui a justement traversé l’Atlantique pour exercer son métier, se plaint déplore alors qu’en France, “dès qu’un projet différent apparaît, cela crée une polémique […] Ce qui est agréable aux États-Unis, c’est que la nouveauté est valorisée et l’expérimentation, encouragée”.
À l’inverse, les récents récipiendaires du prix Pritzker Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal ont très majoritairement produit en France, se démarquant ainsi de leurs deux prédécesseurs. L’agence, formée en 1987, est aujourd’hui reconnue pour la qualité de ses productions et des valeurs affirmées dans chacun des projets : transformer plutôt que démolir, offrir un maximum de qualité de confort et de vie aux usagers, faire le plus avec le moins… Autant de critères qui aujourd’hui leur ont permis d’obtenir la plus haute distinction d’architecture. Dans une année bouleversée par la crise sanitaire, le président du jury du Pritzker Prize, Alejandro Aravena souligne lui même la capacité de Lacaton et Vassal à répondre aux enjeux contemporains : « Cette année, plus que jamais, nous avons ressenti que l’humanité formait un tout et que nous en faisions partie. Que ce soit pour des raisons de santé, politiques ou sociales, il est nécessaire de créer un sentiment de collectivité. Et comme dans tout système interconnecté, être juste envers l’environnement, l’humanité, c’est être juste envers la prochaine génération. Lacaton et Vassal sont radicaux dans leur délicatesse et audacieux dans leur subtilité, dans une attitude respectueuse, mais directe dans leur approche de l’environnement bâti. »
Réhabilitartion de la tour de Bois-Le-Pêtre par Lacaton & Vassal ©Lacaton & Vassal
La nomination de Lacaton et Vassal au prix Pritzker révèle que plus que jamais, les enjeux écologiques, sanitaires et sociaux qui secouent aujourd’hui la planète doivent être au centre des préoccupations architecturales. Elle souligne également un changement de paradigme : celui d’un glissement vers une architecture plus sobre et frugale, en rupture avec les logiques des dernières décennies.
Enfin, à travers cette nomination, c’est toute l’attention des architectes français à mieux construire qui est valorisée. Car, après les starchitectes, la tendance est à la valorisation de l’architecture durable, qui semble être d’ailleurs en passe de devenir la nouvelle French Touch.
Photo de couverture Abhishek Shetty/Unsplash