Contexte du conflit
Depuis 2014, dans la région de Donbass, située à l’Est de l’Ukraine, les troupes militaires russes et les organisations séparatistes ukrainiennes pro-russes se battent pour la reconnaissance de l’indépendance des deux républiques séparatistes. La Russie, après avoir déclaré reconnaître ses deux régions comme indépendantes, a lancé une offensive sur l’ensemble du territoire avec pour cible, la capitale et tous les autres points militaires stratégiques. Les villes sont inondées de bombardements et de tirs d’obus. Les plans d’urgence sont actionnés et les villes sont mises sous alerte, mais quelle est leur résilience ? Comment vont-elles faire face à ce conflit ? Comment s’organiser et se protéger de telles attaques ?
Une organisation spatiale à grande échelle
La Russie, en réponse aux sanctions européennes, menace de couper son réseau de gazoduc qui alimente en grande partie le gaz européen. Cette stratégie, en plus de constituer une riposte, a également pour but de démontrer la puissance et la mainmise de la Russie sur l’Europe.
Mais cette technique de blocus n’est pas récente. Elle nous ramène à la période de l’antiquité et médiévale où les attaquants assiégeaient des villes entières en la coupant de tout ravitaillement. Plus vulnérables et limités en termes de résistance, les assiégés se retrouvaient contraints de se rendre.
Déjà face à ce genre d’attaques, des stratégies de résilience pour se rendre moins vulnérables ont été adoptées : les enceintes fortifiées se font plus épaisses, les meurtrières apparaissent, les couloirs intérieurs deviennent plus bas et étroits, et des fossés sont creusés. Tout cela dans le but de ralentir les assaillants et se rendre plus forts face aux attaques.
Aujourd’hui, les bunkers blindés et abris anti-atomiques – apparus en réponse à la menace nucléaire – se sont substitués aux forteresses. Conçues pour résister aux tirs ennemis d’armes à feu et d’obus, les casemates (en français) forment un réseau de fortifications de défense entourant le pays. En Europe, plusieurs lignes de fortifications frontalières se sont érigées : la ligne française Maginot s’étend de La Manche à la Méditerranée, la ligne espagnole P se situe le long de la frontière des pyrénées, le mur de l’Atlantique allemand s’étalant du nord de la norvège jusqu’à la frontière hispanno-française et la ligne soviétique Molotov longeait la frontière de l’ancienne URSS et traverse aujourd’hui la Lituanie, la Pologne, la Biélorussie et l’Ukraine. Ces lignes sont constituées de plusieurs milliers de bunkers et tunnels, mais aussi d’obstacles continus comme des barbelés, des dents de dragons (défense antichar), de l’artillerie…
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Des aménagements à l’échelle locale
À l’échelle plus locale, les blockhaus, combinés au réseau de tunnel souterrain, constituent à la fois des lieux de refuge pour la population et des points de défense stratégiques.
Kyiv regorge d’abris anti-bombes issus de son passé soviétique. Dans le contexte actuel, ils sont réinvestis et pourraient accueillir plus de trois millions de personnes. Ces huit dernières années, les données relatives à la protection civile ont été mises à jour et le nombre d’abris d’urgence a triplé. Pour les recenser et les localiser, la mairie a publié une carte et regroupe pas moins de 3000 lieux accessibles à tous. Il s’agit là de parkings ou passages souterrains, de sous-sols d’immeubles, de stations de métro, ou d’espace à double usage.
Durant les dernières décennies de paix, ces abris se sont transformés en boutiques ou entreprises réversibles, capables de constituer à nouveau des espaces-refuges pour les citoyens. Qu’ils s’agissent de bars, magasins, boîtes de nuit, salons de coiffure ou restaurants, les propriétaires ont en effet l’obligation de laisser les personnes rentrer pour s’abriter et se réfugier.
La ville s’est finalement construite en anticipant ces événements de crise. Les sous-sols ou les caves des immeubles de la capitale et des bâtiments des services publics ont été conçus à des fins de protection anti-bombardement. Ils rassurent et protègent les habitants mais sont souvent rudimentaires : “Il n’y pas de raccordements, pas d’eau chaude ni de chauffage.” Toutefois un plan d’urgence est prévu : “S’il y a une urgence, on va livrer l’eau, les médicaments, les lumières d’urgence et les torches électriques.”
Le métro assure également cette fonction de refuge. Inauguré dans les années 60 et terré à plus de 100m, il est l’un des plus profonds du monde. Conçu spécialement pour résister à de telles attaques, il est actuellement utilisé par les habitants de la capitale pour se protéger des bombardements russes.D’autres sous-sols, quant à eux, sont exclusivement réservés à certains employés, comme les fonctionnaires ou ceux d’entreprises dites essentielles (distribution d’eau ou d’électricité par exemple). Et contrairement aux autres, ceux-là peuvent accueillir jusqu’à 350 personnes et présentent des conditions de vie plus favorables : “Tout est prévu : l’eau, les toilettes et la filtration de l’air.”
De la guerre en ville à la ville en guerre
La guerre urbaine est une intervention militaire dans la ville. Découpée en plusieurs zones et à plusieurs échelles dans un espace unique, cette “zone de zones” ne rend pas facile l’intervention de l’armée. La présence de la population et les trois dimensions architecturales de la ville (le sol, le sous-sol et la hauteur des bâtiments) rendent le terrain difficile et risqué. Quand on sait que 90% des victimes de conflits en zone urbaine sont des civils, on comprend que la ville va bien au-delà d’un simple espace de combat.
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De cette façon, il est important de considérer la ville sous sa dimension sociale et pas uniquement spatiale, une réelle sociologie de la guerre s’étudie et démontre les changements sociaux de la “ville en guerre”. Si l’on dépasse le paradigme militaire de la “guerre urbaine” où la ville n’est que le théâtre d’opérations complexes, on se rend vite compte que la “ville en guerre” n’est pas seulement un terrain d’affrontement mais bien un espace cognitif et de vie où s’entremêlent trois dimensions : combats, symbolisme et vie.
La géographie de la guerre divise le territoire militarisé selon les nouvelles formes d’occuper la ville. Ce sont principalement les acteurs de la violence (milices, groupes insurrectionnels, militaires étrangers, militaires locaux, groupes criminels…) qui, par le biais de la peur, créent ces zones sensibles à éviter ou ces zones de refuge. Finalement ce sont toutes les formes d’habiter qui sont bouleversées par la contrainte. Les citoyens, forcés à changer leurs habitudes et à s’adapter, témoignent alors d’une flexibilité et d’une souplesse résiliente. S’adapter, accepter ou encore se préparer à l’éventualité, permet de se rendre moins vulnérable face au conflit.
Anticiper et se préparer au pire : une forme de résilience
L’ensemble du pays ukrainien avait déjà réfléchi et anticipé cette guerre : les écoles s’entrainaient à des exercices d’évacuation, les banques ont mis à jour leurs plans d’urgence d’évacuation du personnel et de sauvegarde des documents sensibles, les bunkers ont rouvert leurs portes… Mais cette mobilisation nationale s’est aussi accompagnée d’un appui de l’international avec, par exemple, des associations qui proposent d’apporter leur soutien grâce à l’humanitaire, comme l’Alliance Occitanie Ukraine. Déjà au moment où la Russie a reconnu officiellement les deux républiques séparatistes pro-russes du Donbass, l’alliance avait décidé d’envoyer des convois humanitaires avec du matériel médical, du linge, du mobilier… Aujourd’hui, alors que le conflit s’intensifie durement, il va falloir doubler d’efforts.
Même si une aide extérieure n’est jamais de refus, pouvoir se reposer sur ses propres ressources permet d’accroître ses capacités résilientes.
La coopération des citoyens entre eux est une force majeure. Les conseils, la solidarité et l’entraide dans ces cas extrêmes sont d’autant de ressources que d’appuis pour résister aux conflits. En Ukraine, les habitants échangent sur les réseaux sociaux pour se donner des conseils comme la façon de préparer son sac de survie d’urgence, comment exécuter correctement les gestes de premiers secours, comment survivre sans électricité ni eau courante…
Au-delà de la survie, les citoyens se mobilisent également pour protéger leur territoire.
En Israël, pays qui subit des conflits depuis plusieurs décennies, la population fait preuve de résilience en acceptant la situation et se montrant prêt à défendre leurs terres : “Malheureusement, en Israël, nous sommes régulièrement en guerre, donc nous l’acceptons et nous sommes prêts”. Pour les ukrainiens de Donetsk, capitale de la région du Donbass, la réaction est identique. Déjà depuis le début des conflits, en 2014, les habitants réfugiés dans des abris anti-atomiques se disent prêts à se mobiliser : «Mais on va se battre, moi je suis prête à prendre une Kalachnikov et à leur tirer dessus!” . Huit ans après, alors que l’invasion russe a débuté, les citoyens se préparent à faire face à l’ennemi en s’entraînant à manier des armes à feu. Partout dans le pays, les préparations ont commencé, le maire de Lviv a mis en place un atelier d’exercices de maniement d’armes et de séances de tir pour les employés communaux : “Au moins nous savons quoi faire, si besoin” . Au total, ce ne serait pas moins de 100 000 volontaires qui seraient prêts à rejoindre le front en cas de besoin.
Les stratégies militaires et les infrastructures défensives permettent aux villes de se protéger et de faire face aux éventuelles offensives, comme c’est le cas en Ukraine. Mais la capacité résiliente se retrouve également dans la dimension sociale de la ville puisque les habitants eux-mêmes constituent une force par leur acclimatation, coopération, et mobilisation face au conflit. Finalement, la ville résiliente ne se résume pas qu’à des murs et des infrastructures, elle est aussi réseau et entraide habitante.
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