Le cinéma est une source intarissable d’inspiration pour les urbanistes, les décideurs politiques, comme pour tous les passionnés des villes que nous sommes. Un phénomène plus que logique, puisque la ville irrigue une grande partie du cinéma depuis plus d’un siècle, notamment en constituant un cadre chargé d’imaginaires et d’Histoire, parfois comme symbole d’une époque et d’un propos, souvent pour critiquer des choix d’aménagements et des enjeux socio-politiques brûlants. Plusieurs films récompensés ces dernières années à Cannes illustrent parfaitement ces différentes approches.

Des palmes d’or très urbaines

Puisqu’on parle aujourd’hui du festival de Cannes, rappelons-nous, par exemple, du dernier long-métrage récompensé d’une palme d’or en 2019 : Parasite, de Bong Joon-ho. Un film exceptionnel à bien des aspects, que ce soit du point de vue des acteurs, du changement de registre au fur et à mesure du film, de son actualité mais également de son utilisation de la géographie. Le film suit et oppose deux familles : les Kim, en grande précarité et au chômage, survivant en pliant des cartons de pizza, et les Park, bien plus fortunés et à mille lieux des problèmes grandissants de la société coréenne. 

Pour montrer cette séparation entre les Park et les Kim, le réalisateur se saisit de la dimension spatiale et dépeint une ville fortement inégalitaire où les pauvres sont cachés “en bas”, dans des petits appartements en demi-sous-sol qui risquent de s’inonder et d’encore plus réduire en taille à tout moment, alors que les plus riches vivent en hauteur, dans des maisons gigantesques, bien loin des nuisances météorologiques, lumineuses ou sonores de la “ville d’en bas”. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le réalisateur coréen utilise cette dimension spatiale, qu’il avait déjà convoqué dans Snowpiercer quelques années auparavant en opposant des nantis à l’avant d’un long train alors que les plus défavorisés s’amassent sans aucun confort dans les derniers wagons. Le dernier film de Bong Joon-ho a d’ailleurs contribué à la mise en place d’une aide du gouvernement coréen à destination de 1 500 foyers vivant en sous-sol, preuve du potentiel d’interpellation des pouvoirs publics par le cinéma.

Capture d’écran du film Parasite de Bong Joon-ho (2019) — ©Barunson E&A

Parasite n’a pas été la seule palme d’or à utiliser la ville au cœur de son récit, on pense d’ailleurs tout de suite à Une Affaire de Famille de Hirokazu Kore-eda, récompensé en 2018, ou à Dheepan de Jacques Audiard qui a obtenu les plus hauts honneurs en 2015. Ce ne sont cependant pas ces palmes d’or qui ont eu le plus d’effets directs sur les politiques urbaines, mais un Prix du Jury : Les Misérables, sorti la même année que Parasite. Comme Dheepan ou avant eux La Haine de Mathieu Kassovitz, le film de Ladj Ly cherche à interpeller l’opinion et les pouvoirs publics sur les problématiques des “cités” de banlieue française et notamment sur la violence qui y prend place. Si les deux autres films ont pu être critiqués par Christian Lacape, président de l’ACAD (Association des Consultants en Aménagement et Développement des territoires), comme trop “clichés” des quartiers de grand ensemble, Les Misérables a en quelque sorte pris le contre-pied de cette approche. 

En effet, en traitant de thématiques très proches, le film insiste pourtant sur la richesse des quartiers populaires de banlieues, avec toute une ribambelle d’acteurs non-manichéens, que ce soient les habitants, les policiers, les politiques, les commerçants ou les associatifs. La justesse du film a eu un impact jusqu’aux plus hautes sphères de l’Etat, puisque le président de la République Emmanuel Macron, bouleversé, aurait « demand[er] au gouvernement de se dépêcher de trouver des idées et d’agir pour améliorer les conditions de vie dans les quartiers » à la suite du visionnage du film. Le cinéma pourrait-il être un outil plus efficace que des rapports d’experts pour réformer la politique de la ville

Le cinéma contre la modernité ? 

Si les premiers films qu’on vous a présentés sont tous très récents, il va sans dire que la question des villes et de l’urbanité est traitée depuis des décennies. Il nous est alors impossible de ne pas évoquer le cinéma de Jacques Tati, maintes fois analysé et commenté pour son regard sur le développement urbain des Trente Glorieuses, notamment à travers Monsieur Hulot, “habitant” créé par “Tati, théoricien de l’urbain”. 

Mon Oncle et Playtime, sortis respectivement en 1958 et 1967, ont en commun de porter une critique assez claire de l’architecture et de l’urbanisme moderne. Dans le premier, on suit les aventures de Hulot, résidant dans une petite ville ancienne à l’ambiance bohème, qui traverse un muret fracturé pour se rendre chez son beau-frère, Monsieur Arpel, vivant avec toute sa famille dans une maison résolument futuriste. En faisant rencontrer ces deux mondes, le réalisateur cherche à critiquer l’absurdité de la ville moderne, et nous met en garde contre le développement de la voiture et des aménagements qui lui sont dédiés, au détriment notamment des enfants. Alors que ces derniers pouvaient flâner et s’approprier la ville, qu’ils traversaient quotidiennement pour se rendre à l’école, la circulation dans la ville moderne les menace en permanence, et limite leurs usages en les cantonnant à des espaces dédiés et quadrillés.

Dans Playtime, la modernité a totalement conquis Paris qui ne compte plus aucun immeuble haussmannien, remplacé par des buildings aux allures de cages en verre entre lesquels erre Monsieur Hulot. Le patrimoine historique a totalement disparu, et ne peut être aperçu que furtivement dans les reflets des portes vitrées, alors que les citadins passent leur temps à se presser au travail, notamment  autour de ronds-points infinis, avant de terminer leurs journées dans des appartements totalement vitrés sans aucune intimité. Cette vision de la ville moderne comme l’aboutissement de l’absurdité se retrouve dans d’autres œuvres comme Buffet Froid de Bertrand Blier ou le film expérimental Koyaanisqatsi (qui peut signifier “la vie en déséquilibre” ou “la vie tumultueuse” dans la langue hopi).

D’autres films, plus “grand public”, s’intéressent également en toile de fond au développement urbain de la ville moderne, et cherchent à le présenter ou à l’expliquer sans avoir recours à l’absurde, à l’instar de la trilogie Retour vers le Futur de Robert Zemeckis. En nous transportant au même endroit à quatre époques distinctes (1885, 1955, 1985 et 2015), le film permet de montrer l’évolution d’une ville pavillonnaire américaine à travers les décennies, tout en prédisant ce à quoi le futur des villes pourrait ressembler.

Mais c’est un autre film du même réalisateur, tourné en même temps que la trilogie, qui va encore plus loin dans cette dimension urbaine. Il est régulièrement cité par un grand nombre d’urbanistes sans pour autant avoir la même aura de “sérieux” qu’un film de Tati : on parle ici de Qui veut la peau de Roger Rabbit ?. Dans un article passionnant sur le site de pop-up urbain, Louis Moulin nous montre comment le film constitue une critique de la fabrique urbaine. Le développement pavillonnaire y est représenté à travers la société de fiction Cloverleaf qui possède également les fameux tramways rouges de San Francisco, vantés par le personnage principal du film comme le “meilleur transport public au monde”. Le projet de l’antagoniste consiste alors à racheter “Toonville”, un quartier de la ville où résident tous les personnages de dessins animés, pour y construire une autoroute pharaonique, au risque de faire disparaître toute sa singularité et donc son urbanité.

Cinéma - Capture d’écran de Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (1988) — ©Touchstone/Amblin Entertainment/Silver Screen Partners/Disney

Capture d’écran de Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (1988) — ©Touchstone/Amblin Entertainment/Silver Screen Partners/Disney

Quel cinéma pour lancer des alertes ?

On voit donc que tous ces films, très différents les uns des autres, se retrouvent à la fois dans une critique du développement urbain à partir des années 50, mais aussi dans la défense d’une certaine urbanité, qui semble disparaître. Pour autant, toutes ces œuvres particulièrement lucides n’ont pas forcément marquées les imaginaires urbains. La question se pose alors : quelle forme de cinéma peut le mieux interpeller sur la fabrique urbaine ? 

Un des genres de films qui a le plus imaginé nos villes est sans aucun doute la science-fiction, notamment dans sa version dystopique. Dans la plupart de ces films, les logiques de développement urbain à l’œuvre à l’époque de l’écriture et du tournage sont poussées à leur maximum pour en montrer toute la dangerosité et le potentiel de menace sur l’urbanité. Au premier rang de ces films, il y a bien évidemment Metropolis de Fritz Lang qui fêtera dans quelques années son siècle d’existence, et qui s’illustre par une critique assez juste — bien que datée — des effets pervers et de la ségrégation provoquée par l’urbanisme vertical. 

Une vision du future pas si éloignée de la ville Los Angeles de Blade Runner de Ridley Scott, où l’obscurité et la pluie règnent en permanence, et où les populations précaires s’amassent dans les bas-quartiers, dominés par une pyramide habitée par l’homme le plus puissant de la métropole. 

Toujours dans la critique, mais sans se projeter dans le futur, on peut faire référence aux nombreux films satiriques traitant de l’urbanisme tournés pour certains en français. C’est le cas du très étrange et politique Touche pas à la femme blanche ! de Marco Ferreri, au casting trois étoiles. Dans ce western anachronique qui se déroule dans le Paris des années 1970, le réalisateur reconstitue le massacre des natifs américains pendant la bataille de Little Bighorn … mais dans le trou des Halles en plein cœur de Paris. Le réalisateur y critique alors à la fois le projet urbain des Halles, mais également l’éviction des classes populaires du centre de la capitale à la suite de la démolition des pavillons Baltard. 

La critique de la vie dans les grands ensembles trouve également un écho dans ce cinéma satirique, à l’instar de La Ville Bidon de Jacques Baratier, consacré à l’urbanisme des villes nouvelles et notamment à Créteil, ou encore dans cette scène devenue culte de C’est arrivé près de chez vous.

Finalement, le genre cinématographique le plus évident pour discuter du développement urbain ne serait-il pas le documentaire, plutôt que la fiction ? Il nous semble de fait plutôt complémentaire, comme nous le montre l’exemple de deux films très différents et tout aussi récents sur les enjeux urbanistiques dans la ville de Marseille. Si le documentaire La Bataille de la Plaine est un formidable film pour comprendre les tenants et les aboutissants de la mobilisation habitante contre le projet de la Plaine — qui est mis en parallèle avec la Commune de Paris — un autre film a tout autant retenu notre attention. Tourné dans le quartier de Belsunce, Le Secret de la Sauce Samouraï évoque également la gentrification en cours dans la cité phocéenne, cette fois à travers un scénario de fiction qui implique arts martiaux et kebabs. Porté par des acteurs amateurs et produit par la fondation Abbé Pierre, il nous paraît particulièrement stimulant, puisqu’il permet de toucher un public différent du documentaire qu’on vient de citer, mais qui est tout aussi concerné par la gentrification de leur quartier. 

Le cinéma a été et est encore aujourd’hui un allié pour toutes celles et ceux qui cherchent à défendre une certaine vision de l’urbanité. Que ce soit à travers la satire, le documentaire, la dystopie, l’absurde, ou la critique sociale, il est capable de montrer très efficacement et avec beaucoup de justesse les dynamiques urbaines sous-jacentes à l’œuvre dans nos villes. S’il n’est pas le meilleur outil pour impulser des changements de choix d’aménagements, ou de politiques urbaines, il peut inspirer les professionnels de la ville, mais aussi alerter et faire réfléchir tous les citoyens aux grands enjeux en cours et ainsi les renforcer dans leur expertise de citadins.

Crédits photo de couverture « Villa Arpel, du film « Mon Oncle », au 104. » de ©Jean-Christophe BENOIST/Wikipédia