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L’histoire du gratte-ciel est jalonnée de paradoxes : témoignage brutal de l’exploitation économique d’un lieu, il a pourtant été rapidement érigé au rang de monument. Cible du Mouvement Moderne (la forme suit la fonction) avant d’être le support d’une nostalgie postmoderne tournée vers le passé (années 1980), il exprimait l’économie américaine avant de participer dès les années 1990 à la transmutation des villes asiatiques en mégalopoles.

Depuis les années 2000, de nouvelles tentatives de traduction locale se font jour, qui convoquent un vocabulaire vernaculaire ou s’appuient sur des stratégies d’implantation communes aux gabarits de moindre hauteur. Il en découle finalement une construction hétérogène à l’échelle de la planète, qui révèle aussi la malléabilité de la typologie.

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Tour Jin Mao, SOM, Shanghai, 1998 / Taipei 101, C. Y. Lee, Taipei, 2004 / XishuangbanNa Residence project, Tokamarch Architects, JingHong, 2013 / Chaoyang Park buildings, MAD architects, Pékin, 2013

L’espace n’est pas une innovation. Ainsi que l’écrivit Michel Foucault, « l’espace lui-même a une histoire et il n’est pas possible de méconnaître cet entrecroisement fatal du temps avec l’espace » (Les espaces autres. Hétéropies, 1967).

C’est pourquoi la captation de la grande hauteur par les villes d’Europe occidentale prend une tournure intéressante depuis quelques années : c’est, à nouveau, l’occasion de réfléchir aux rapports entre les dimensions horizontales et verticales, aux ruptures d’échelles, aux liens à tisser et aux symbolismes inhérents aux formes. Sont donc à nouveau questionnées les traditions architecturales et ce qu’elles engagent, le risque du normatif.

Mais il y a-t-il réellement invention d’un « gratte-ciel européen » ainsi que l’annonçait l’exposition du Pavillon de l’Arsenal en 2009 ? La question est surtout rhétorique dans le cadre de cet article. Sans aucune volonté de soutenir la pertinence de la grande hauteur, on peut essayer de mettre en lumière la recherche d’un équilibre entre « les forces de la tradition et la puissance de l’innovation, entre l’initiative des individus et le consensus de la collectivité » (Françoise Choay, La règle et le modèle, 1996). Essai en trois temps.

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I. HISTOIRE URBAINE, IDENTITE ET RUPTURE D’ECHELLE DANS LA VILLE EUROPEENNE

En novembre 2012 dans un article du Financial Times, John Hitchcox (Yoo design) déclara : « l’Europe utilise l’histoire bien trop souvent comme excuse pour rejeter les idées visionnaires. » Et par « idées visionnaires », il faut comprendre gratte-ciel.

Selon la base de données Emporis qui classe les villes en fonction de leur nombre de tours, les deux premières villes européennes sont à la 48e (Londres, 51 tours) et la 74e places sur 100 (Francfort, 29 tours), tandis que Hong Kong se place en première position avec 1268 immeubles hauts, suivie de New York (603). Et bien que le nombre de gratte-ciel augmente à Londres et Francfort, celles-ci reculent dans le classement mondial.

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Statistiques CTBUH 2014

De tels chiffres révèlent une culture architecturale singulière en Europe ainsi qu’une exploitation du territoire qui privilégie la dimension horizontale et ce, bien que l’hypothèse de la ville verticale ait pu être débattue et partiellement concrétisée depuis le début du XXes.

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La Défense, Paris

La conséquence des premières expérimentations est que, quarante ans plus tard, l’urbanisme de dalle (quartier de La Défense à Paris), le cluster hermétique (quartier du Barbican à Londres) et la table rase de grande échelle (World Trade Center, Bruxelles) sont stigmatisés en tant que contre-exemple de ce que doit être la grande hauteur et plus largement l’architecture dans la ville européenne.

On soulignera encore l’image déplorable des tours de grands ensembles, vraisemblablement préjudiciable à la grande hauteur, combien même la confusion entre les typologies est illégitime.

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Barbican, Londres

À l’origine de cette mise au ban, l’accusation de rupture : esthétique, morphologique, urbaine, identitaire et sémiologique. L’héritage du mouvement moderne incarné par les exemples cités conduit à une « dialectique de l’absurde » entre la tour et la ville.

L’historien italien Manfredo Tafuri reconnaissait ainsi en 1978 la compassion impossible entre une organisation urbaine régie par les règles communes de la cité et un artéfact du laissé-faire et de l’individualisme (« Vie et mort des gratte-ciel, la dialectique de l’absurde », Architecture d’aujourd’hui, n°178, 1978).

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Par ce propos, Tafuri s’oppose directement à la conviction de l’historien et sociologue américain Richard Sennett. Dans son ouvrage The Fall of the public man (1977), Sennett déclare en effet que les architectes de gratte-ciel ou de tout immeuble singularisé par sa grande densité et/ou échelle, font partis des rares professionnels contraints de travailler avec l’espace public ; par la force des choses, ils expriment les codes en vigueur et les rendent manifestes aux autres.

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Richard Rogers, Leadenhall building, Londres, 2014

L’espace public, donc.

À la fin du XIXe siècle à Vienne, Camillo Sitte exprimait son hostilité au capitalisme industriel et condamnait la marginalisation de l’espace public sous l’effet de la massification et de la dépoétisation de la ville (Der Städtebau nach seinen künstlerischen Grundsätzen, 1889).

À Paris à la même époque, le Conseil des Bâtiments Civils recevait des demandes de dérogation aux normes réglant les saillies et les hauteurs de la part d’entrepreneurs privés à qui l’on reprocha de vouloir construire des « maisons géantes ».

Au-delà d’un affront fait à l’espace public, il est question, en filigrane, du glissement de la notion de monumentalité de l’édifice public à l’édifice privé. C’est contrarier la hiérarchisation des échelles architecturales, qui donne à l’architecture publique et religieuse le « haut de l’affiche ».

Aujourd’hui, les décennies ont certes passé, mais l’argument persiste. Quelle compatibilité entre la tour, au sens de « machine à faire payer le sol » (Cass Gilbert, 1900) et cet espace commun qu’elle dévore par son gabarit et son ombre portée ?

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Adrien Dauzats, Beffroi de Bergues, XIXe siècle

Dans le mouvement du retour des tours amorcé dans les années 1990 et amplifié durant la décennie suivante, la question du contexte urbain est devenue centrale en Europe occidentale, tandis qu’elle reste plus marginale aux États-Unis et en Asie où la tour est avant tout un outil attaché à une parcelle avant d’être lié à une ville.

Ceci explique en partie le refus du gratte-ciel de prendre part à cette course à la hauteur qui agite le monde (et manque cruellement de pertinence) : sur le Vieux continent, la tour doit, en théorie, participer à la construction d’un paysage urbain. En un mot, le gratte-ciel tente de « faire sens » dans la ville. Mais que recouvre l’expression ?

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Statistiques CTBUH 2014

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Emporis (annoté)

En 2003, le maire de la ville de Paris, Bertrand Delanoë, déclarait : « Ce n’est pas la hauteur qui pose problème, mais l’esthétique des constructions » (le Monde, 7.11.2003). L’implication dans le débat du critère esthétique renvoie à l’attitude manichéenne amplifiée au XIXe siècle, qui opposait les prouesses de l’ingénieur à l’art de l’architecte.

Dans une telle acception, l’esthétique, émancipée de la structure, est ce qui produirait du sens (« aisthetikos » signifie en grec la perception sensible). Il existe pourtant avec le gratte-ciel une esthétique de la structure héritée de la construction industrielle. Prenant le contre-pied de la tendance postmoderne, cette architecture high-tech est une relecture des rapports entre architecture et technique ainsi qu’entre forme et fonction.

Du point de vue du spectateur, malgré toute la tradition rationaliste présente dans l’architecture européenne, on ne parvient que rarement à s’émouvoir d’une solution technique. L’esthétique, bien qu’étant un concept difficile à théoriser et à manier, est ainsi bien souvent prééminente dans l’évaluation d’un projet.

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Foster & Partners, Hong Kong and Shanghai Bank, Hong Kong, 1986

Paris offre des manifestations paroxystiques de cet état de fait, où toute nouvelle hypothèse de tour est inséparable d’une levée de boucliers.

Les propos du maire de Paris désignent implicitement l’archétype esthétique parisien – l’immeuble haussmannien –, en référence duquel toute nouvelle architecture est lue et sanctionnée. L’immeuble de rapport, sorti indemne des deux Guerres mondiales, semble avoir acquis le statut d’ « œuvre d’art classique », dans l’acception qu’en donne Gianni Vattimo dans son ouvrage sur la fin de la modernité (La fin de la modernité, Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, 1987) :

« Une œuvre d’art classique est en fait celle dont la qualité esthétique est reconnue comme historiquement fondatrice, par son effet sur le goût, le langage et donc finalement sur les cadres d’existence des générations à venir. »

Tour Triangle    
France 3 Unesco

Dès lors, il est facile d’imaginer l’impact des récentes inquiétudes du sous-directeur général de l’UNESCO, Francesco Bandarin, au sujet de la tour Triangle : « Si Paris veut être considérée comme une ville qui a des valeurs historiques et un cadre patrimonial, elle ne doit pas faire ça » (AFP, 5.10.2013). Et d’ajouter « Paris est une ville qui s’est établie au XIXe siècle comme une ville à six étages. […] C’est la ville la plus dense: c’est plus dense qu’à New York grâce à cette formule. » Cette opposition aux tours, qu’elles soient aux portes de Paris ou ailleurs, était alors partagée par l’architecte Norman Foster, l’un des représentants de l’architecture high-tech et auteur du gherkin à Londres (Le Figaro, 7 mai 2013).

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Foster & Partners, Swiss Re Tower (30 St Mary Axe), Londres, 2003

L’anecdote sur l’UNESCO, bien qu’elle comporte des vérités, prend une tournure ironique si l’on songe aux motivations du Baron Haussmann de soumettre l’espace urbain aux impératifs du capitalisme industriel et ce, via la mise en pièces du vieux tissu urbain et l’encouragement à la spéculation immobilière…

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Dans sa version européenne, le gratte-ciel est ainsi particulièrement confronté à trois préoccupations fondamentales : l’espace public, l’échelle (avec l’idée de démesure) et la considération du patrimoine. Tout ceci formule l’hypothèse d’une incompatibilité constitutionnelle entre la ville patrimoniale et le gratte-ciel moderne. Le sujet de la grande hauteur exacerbe la problématique de l’architecture contemporaine, gommant presque la frontière entre tradition et académisme.

Comment expliquer, dès lors, la nouvelle vague de tours qui hérissent les villes d’Europe depuis une vingtaine d’années ? Quelles sont les options retenues et définissent-elles réellement un « gratte-ciel européen » ?

(Suite dans le prochain article)

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