Philippe Clergeau est Professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle en écologie, consultant en écologie urbaine. Il anime une équipe de chercheurs qui travaillent sur le thème de la biodiversité urbaine. Leur domaine de recherches englobe des questions diverses, allant de l’ingénierie sur les bâtiments dans un but de végétalisation, jusqu’à la réflexion autour des morphologies urbaines pour façonner les trames vertes et bleues.
©Photo P. Lafaite MNHN
De quoi parle-t-on avec la biodiversité urbaine ? S’agit-il de mettre de la nature dans la ville ?
Il faut être clair sur les définitions, biodiversité et nature désignent deux choses distinctes. La nature est un ensemble d’êtres vivants, elle peut alors aussi être les nuages, les volcans, le climat. Avec la biodiversité, il est question d’espèces, voire de gènes et d’écosystèmes. On parle plutôt de diversité des espèces, et de fonctionnement entre ces espèces et le biotope [ndlr : l’habitat]. La biodiversité en ville, c’est considérer un autre fonctionnement en écosystème, obligatoirement plus complexe que de la “nature en ville”. Concrètement, si l’on parle de nature en ville, on peut continuer à mettre des rosiers, des platanes, finalement en rester à nos pots de fleurs, d’où l’importance de parler de biodiversité urbaine.
Mais ville et biodiversité ne sont-elles pas par définition antinomiques ? La ville étant le lieu de l’artificialité humaine et la biodiversité davantage présente hors de la ville ?
Il existe bien une opposition historique entre la ville et la campagne. Mais cette opposition n’est pas complète car la nature rend de très nombreux services. De tout temps, l’homme a essayé d’introduire des formes de nature dans la ville, des espèces utiles pour le bien-être urbain. Par exemple, les arbres plantés pour faire de l’ombre, les parcs créés dans une logique d’hygiénisme du début du XXème, dont l’objet était de créer des espaces aérés où profiter d’un air plus pur. C’est assez récent que l’on veuille réinjecter non pas de la nature, mais de la biodiversité en ville. Et cela ne va pas de soi, effectivement, de passer d’une nature plutôt exotique, horticole, présente dans la ville depuis plus d’un siècle, à une approche par la biodiversité, c’est-à-dire intégrant des espèces plutôt locales, régionales et qui ont des rapports entre elles.
Qu’est-ce qui motive à mettre de la biodiversité en ville ?
Selon moi, d’une part une demande sociétale et d’autre part un besoin de durabilité. Les citadins ont envie de nature, besoin de temporalité. Ce n’est plus obligatoirement la traditionnelle plantation ornementale de rosiers qui va leur donner cette envie de nature, ils ont aujourd’hui d’autres références.
L’autre dynamique en cours est celle de la durabilité. L’idée de la biodiversité que je défends, c’est une diversité d’espèces qui entretiennent des liens les unes avec les autres. Il s’agit de construire des écosystèmes plus résilients de telle manière que si une espèce disparaît, l’écosystème puisse continuer à fonctionner et qu’il parvienne à s’auto-entretenir. Aujourd’hui, on a quelques plantations qui sont très efficaces pour rendre des services écosystémiques en ville, mais elles sont fragiles car les systèmes créés ne comptent toujours que quelques espèces. Par exemple, en toiture, on ne trouve que du sedum [ndlr : une famille de plantes très résistantes, qui poussent le long des murets, entre les pavés du trottoir, sur les toits], et dans nos boulevards, nous n’avons planté pratiquement que des platanes. Le jour où intervient un accident, qu’il soit climatique ou sanitaire, ce végétal sera plus exposé et risque d’être complètement décimé. D’où l’importance d’aller vers une diversité des espèces, qui implique également moins de gestion et d’intervention sur le long terme de la part de l’Homme.
Où est-ce que cela a le plus de sens d’intégrer la biodiversité ? Dans une petite ville ou dans une métropole ?
D’abord, la biodiversité est souhaitable partout ! Plus on en met, plus on aura de services qui seront rendus aux citadins. Que ce soit dans des petites villes ou dans des grandes mégapoles, à toutes les échelles, cela bénéficie positivement. Plus on végétalise, mieux les espaces urbains se portent, c’est évident. D’ailleurs, avec le réchauffement climatique, les villes vont devenir invivables. Il faut absolument intégrer les effets sur la biodiversité.
Fait intéressant, nous avons démontré que plus la ville est étendue, moins il existe d’espèces en centre-ville. Pourquoi ? Simplement car elles ont de plus en plus de difficultés à pénétrer dans le tissu urbain dense. Dans les petites villes, de nombreuses espèces circulent facilement entre la ville et la campagne. Selon moi, l’enjeu n’est donc pas de cibler les petites villes, mais plutôt de développer d’abord la biodiversité au sein des grandes agglomérations, des grandes villes et des métropoles urbaines.
Avec ce constat, alors à quelle(s) échelle(s) l’intégration de la biodiversité dans la ville se pose-t-elle ?
Cette notion d’échelle est importante. Deux approches écologiques pour favoriser une biodiversité urbaine se distinguent : une approche à l’échelle du site et une approche globale. La première est très locale, il s’agit de faire attention à ce que l’on plante, où et comment. La plupart des collectivités ont une bonne approche aujourd’hui, elles adoptent une réelle réflexion et des actions au niveau des parcs et des jardins. Le constat est moins vrai sur nos espaces publics, souvent vraiment mal gérés sur leur aspect naturel et donc encore plus mal gérés dans leur approche de la biodiversité.
L’approche à l’échelle globale nécessite quant à elle que les espèces arrivent toutes seules. Il s’agit de s’intéresser à la dispersion des espèces – ce qui nous amène à des enjeux globaux tels que les corridors écologiques des trames vertes et bleues. L’ambition est alors de reconnecter des espaces verts ou des portions de villes, avec des biotopes naturels qui sont des forêts, des landes, des lacs, des espaces plus naturels, proches des villes. Cette échelle globale est moins investie et réfléchie par les acteurs de la ville, qui commencent tout juste à la prendre en compte.
Quelle évolution de la fabrique urbaine dans la prise en compte de la biodiversité en ville ?
Le vrai virage a eu lieu au début du XXème avec le courant hygiéniste et la construction des grands parcs urbains publics. Bien sûr, des parcs existaient avant, mais ceux-ci n’étaient pas publics. Dans les années 1960-1970, la qualité des espaces et les plantations ont commencé à être interrogées, ce qui a mené à la plantation de davantage d’arbres. Et puis le début des années 2000 a marqué le commencement des réflexions sur la gestion des espaces plantés, la régulation de l’utilisation des pesticides et des herbicides.
La notion de biodiversité est arrivée assez tard. C’est le Grenelle de l’environnement qui a fait franchir le pas. À ce moment-là, j’ai vu que l’urbanisme s’était saisi de cette question avec la mise en place de ces engagements environnementaux. Même s’il s’agit de quelques décrets, cela a produit une vraie interrogation, des élus notamment. Conscients des problématiques, ils ont eu la volonté d’agir et de se rapprocher d’un fonctionnement plus naturel en adoptant une vision sur les écosystèmes. La question biodiversité reste aujourd’hui essentiellement le fait des services municipaux dédiés aux espaces verts au sein des collectivités, mais depuis quelques années, les directions d’urbanisme investissent un peu aussi la question.
Et du côté de la conception ? Les paysagistes s’en emparent depuis une dizaine d’années. Certains changent leur pratique, ils plantent maintenant quelques espèces locales, mais leur objectif final n’est souvent pas la biodiversité : le paysagiste a avant tout une conception esthétique et pratique du paysage.
Plus récemment, ce sont les architectes qui ont commencé à végétaliser les bâtiments. Les bâtiments verts se multiplient, souvent avec simplement quelques plantations. Maintenant, la plupart des concepteurs pensent aussi à mettre des noues, ces fossés plantés pour récupérer les eaux de pluie, et qui permettent de créer une biodiversité sur le site.
A mon sens, la nouveauté vient des urbanistes qui travaillent à grande échelle, et aussi des promoteurs, des aménageurs, qui commencent tout juste à porter une nouvelle réflexion sur l’organisation du bâti, mais ce sont vraiment les prémisses.
Aujourd’hui, l’enjeu est de systématiser la présence d’un écologue sur tous les projets urbains, pour produire un diagnostic croisé. Aussi, on ressent le besoin de changer les façons de faire les appels d’offres, souvent peu exigeants en la matière.
Selon vous, quels sont les acteurs susceptibles de faire bouger les lignes aujourd’hui ?
Pour faire évoluer la ville, deux acteurs sont fondamentaux. D’une part, les élus – en particulier les maires et les DGS [ndlr : les Directeurs Généraux des Services, qui dirigent et coordonnent les services de la collectivité]. Il s’agit d’adopter une volonté politique de transformer la ville avec évidemment les contraintes, les problématiques de réseaux et de fonciers qui limitent les actions. Je me réjouis que certains soient prêt à aller loin. Par exemple, des réflexions auxquelles j’ai participé sont menées par le Grand Bruxelles pour requalifier le centre-ville de la capitale belge aujourd’hui complètement minéral. Certains politiques sont prêts à ouvrir des îlots, supprimer des parkings pour végétaliser.
D’autre part, il y a la population, qui a aussi un grand pouvoir à travers ses associations, ses revendications, ses votes. La plupart du temps, les avancées émergent d’une réglementation qui est l’effet direct d’une pression exercée par les citoyens. Les végétations aux pieds des arbres d’alignement ou la végétalisation des façades dans les grandes villes, comme à Rennes ou à Orléans, sont des initiatives proposées par la population à l’origine. Depuis, le système de végétalisation des façades fait florès, puisqu’on le retrouve un peu partout.
Quels exemples de biodiversité urbaine ont retenu votre attention ? Quelles sont leurs limites ?
Des projets phares ont toujours à mon sens une épine dans le pied, avec un oubli ou un raccourci. Dans les villes françaises, quelques beaux projets ont émergé néanmoins, avec par exemple Strasbourg, qui rachète des terrains le long de ses cours d’eau et du Rhin, pour pouvoir recréer des ripisylves, véritables continuités écologiques plantées. Des territoires plus vastes comme Plaine Commune, au Nord de Paris, développent aussi une réflexion sur les trames vertes et bleues.
Des quartiers et des ZAC sont repensés avec des visions plus écologiques et plus attentives à la biodiversité, devenant ainsi des écoquartiers. Un bel exemple est l’écoquartier de Brétigny-sur-Orge qui a une approche évidemment écologique du bâti, mais aussi un immense parc très naturel à côté. Un exemple qui aurait été encore plus fort si l’on avait vraiment eu une intégration plus poussée, de l’un dans l’autre.
Les villes essaient d’avancer. Il y a plein de beaux exemples qui en témoignent. Mais il n’y a pas une ville en particulier qui aurait pris l’ampleur complète du phénomène, un exemple abouti dont il faudrait absolument s’inspirer. Il n’existe pas encore de ville ‘biodiversitaire’ à proprement parler.
Quel panorama international sur ces questions de biodiversité urbaine ?
Les pays du Sud sont vraiment en retard. Mais certains pays méditerranéens sont assez à la pointe, comme l’Espagne. Barcelone teste énormément de choses, Madrid se lance sur de vrais corridors écologiques, prend des directives fortes. Je dirais qu’en France, nous sommes dans la moyenne, avec des bonnes interrogations et des expérimentations nombreuses. En revanche, nous sommes en retard par rapport aux pays scandinaves ou aux pays anglo-saxons, où on a déjà depuis développer des toitures très plantées, des parcs à l’anglaise accueillants de nombreuses espèces locales. La comparaison s’arrête là. Par exemple, Singapour, que j’ai été voir, est un lieu tropical : on y plante n’importe quelle graine et tout y pousse facilement. Sans nécessiter de gestion particulière, la végétation est tout de suite exubérante. La question se pose donc autrement.
Pour finir, quelles perspectives pour la biodiversité urbaine post-Covid ?
Pour l’instant, il est difficile de se projeter sur l’après-covid. Nous n’avons pas toujours les retours qui sont attendus, les lobbies sont très puissants, mais je veux être optimiste. Je pense que la pandémie et le départ d’habitants des grandes villes vers des territoires plus verts est aussi un levier qui fera réagir les acteurs de la fabrique urbaine. La dynamique en faveur d’une ville plus agréable que celle aujourd’hui produite par les concepteurs, est forte. C’est à mon avis ce désir de biodiversité qui explique le succès des partis écologistes aux dernières élections. Une tendance qui est donc amenée à se renforcer.
Pour en savoir plus : le dernier livre coordonné par Philippe Clergeau, « Urbanisme et biodiversité, vers un paysage vivant structurant le projet urbain » aux éditions Apogée.
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