Existe-t-il un modèle de ville européenne ?



C’est une question que l’on me pose souvent. La construction européenne est un chemin très long, et les villes européennes sont pour beaucoup millénaires. Elles ont obéi à plusieurs contextes, que cela soit politique, sociologique, économique, culturel, géographique… qui ont donné une certaine hétérogénéité d’un point de vue urbanistique ou de développement.



Ensuite, si nous parlons de l’Europe moderne, c’est une Europe qui a elle-même évolué après la seconde guerre mondiale avec ses propres contradictions. Les modèles politiques européens étant très différents, l’évolution des villes en Europe a été très contrainte. On ne peut pas oublier que jusqu’en 1989, lors de la chute du mur de Berlin, une partie de cette Europe des 27 était dans le bloc de l’Est, en contradiction avec le bloc de l’Ouest. Vous prenez des villes magnifiques comme Prague, Budapest, Sarajevo, Belgrade et bien d’autres, le développement urbanistique moderne de ces villes était assujetti à un modèle soviétique avec des constructions en blocs, pas très belles par ailleurs.



Nous vivons dans une Europe dans laquelle il n’y a pas vraiment de modèle de ville et où il y a plusieurs tendances d’urbanisme. Effectivement, la souche commune dans la construction des villes européennes est de ne pas obéir à un développement chaotique, comme c’est le cas pour les mégapoles d’Asie et d’Amérique Latine. Et heureusement. D’un point de vue urbanistique, nous avons Londres qui est la plus grande métropole européenne, avec 12 millions d’habitants. Avec bien sûr d’autres villes, comme Paris et Madrid, mais leur manière de se développer et y compris au point de vue de leur gouvernance n’ont pas été de la même nature. Londres bénéficie d’une gouvernance définie en tant que grande métropole, ce que n’a pas Paris par exemple que tout récemment. Madrid évolue entre la grande ville de Madrid et sa région.



Nous ne sommes pas dans une croissance de mégalopole mondiale, parce que la démographie européenne est très stable. En 1950, nous étions 500 millions d’habitants, les projections en 2050 au mieux 650 – 700 millions d’habitants, donc ce n’est pas une croissance énorme Il n’y a pas de pression démographique très forte dans le développement urbain européen. C’est la grande différence avec les grandes mégalopoles mondiales, comme à Shenzhen qui n’existait pas il y a 25 ans et qui est devenue aujourd’hui une mégalopole de 25 millions d’habitants, ou Lagos qui il y a 20 ans comptait 5 millions d’habitants et aujourd’hui 25 millions d’habitants. On échappe à cette contrainte.



La problématique européenne évolue par un double vecteur. Il y a une difficulté de l’Europe de se construire au niveau des Etats. Ce n’est un secret pour personne, on le voit avec des pays comme l’Italie, la Hongrie, la Pologne qui sont dans les extrêmes. Il y a également une grosse difficulté de l’Europe à avoir un cap. Par contre, il y a une émergence très intéressante qui est la concertation, le dialogue et la mise en commun des priorités de certaines villes. C’est intéressant, parce qu’on a vu émerger une mise en réseau de certaines villes dans lesquelles les maires échangent de manière permanente et qui se dissocie des problématiques étatiques. Des réseaux comme le C40, dont la présidence est la maire de Paris, Madame Hidalgo, rassemble des villes mondiales et européennes, ou encore le réseau Eurocities qui lui rassemble uniquement des villes européennes, et qui sont des démarches salutaires parce qu’elles permettent de créer une concertation. Phénomène intéressant, les villes se parlent et se concertent beaucoup. Que cela soit Madrid, Barcelone, Paris, Milan, Francfort, Londres, il y a une vraie dynamique qui permet de créer des liens très forts.



Mais on attend des villes européennes qu’elles constituent une concertation beaucoup plus importante, même si le modèle des Etats n’arrive pas à développer cette concertation. Les villes européennes ont beaucoup à gagner à faire ensemble et à mutualiser. Ce sont des pratiques vertueuses qui préfigurent une Europe de demain d’un point de vue urbanistique, fluide, coopératif, libre et capable de travailler en concertation.



Après, en dehors de la problématique climatique et le néo-conservatisme qui veut s’imposer, nous avons tous les mêmes menaces : Airbnb, Uber… On le voit sur chacune des villes européennes, nous sommes confrontés à l’envahissement des plate-formes numériques qui déterritorialisent la problématique du logement touristique… On a tous la même problématique qui touche les centres-villes, celle des plates-formes numérique de consommation comme Amazon et Alibaba, qui détruisent le commerce de proximité et l’animation de quartier. Ces menaces demandent une réponse commune. C’est d’ailleurs la même chose pour les nouvelles mobilités : par exemple les trottinettes qui sont aujourd’hui une déferlante sur toute l’Europe, elles nous posent questions sur la manière de gérer ce phénomène à partir de plate-formes qui ne sont pas européennes, mais américaines ou chinoises.



Donc finalement, nous n’avons pas un modèle de ville européenne. Le développement urbain des villes comme Reykjavik ou Copenhague sont quand même très différent des villes comme Lisbonne ou Barcelone, à l’autre extrémité de l’Europe. Mais par contre, nous avons des problématiques communes sociales, culturelles, économiques, écologiques et de résilience, qui doivent nous amener à des réflexions communes sur la manière dont on créé des villes vivantes, d’hyper proximité…



Peut-on dire qu’il y a des territoires plus européens que d’autres ?



Il y a un phénomène européen très intéressant que l’on appelle les conurbations européennes ou les métropoles frontalières. Par exemple Strasbourg et sa région Grand-Est a 4 frontières, la Suisse, le Luxembourg, la Belgique et l’Allemagne, dont le développement territorial et urbanistique est extrêmement lié au devenir de cette activité transfrontalière. Le président de la région Grand-Est parle d’un espace de coopération européenne, et je suis d’accord avec lui. Cela signifie que ces métropoles européennes transfrontalières offrent la possibilité de créer des espaces de coopération dans lesquels la problématique urbaine est très forte. Il y a pratiquement 200-300 000 urbains français qui tous les jours partent travailler hors de ces frontières et qui constituent une problématique clé à comprendre pour le développement urbain, en termes de concertation, en termes de mobilité. C’est pour ça qu’il y a cette voie des accords au niveau transfrontalier : la région grand-Est a signé un accord avec la région de Saarland pour développer des actions communes. On observe les mêmes situations sur la frontière belge avec la métropole européenne de Lille, puisqu’il est plus facile d’aller en Belgique que d’aller à Toulouse depuis Lille.



Et puis, un problème commun à toute l’Europe, c’est le phénomène de grands centres urbains. Aujourd’hui, la moitié du produit intérieur brut européen est portée par 140 villes. On voit bien que sur le territoire des 27 pays, ces 140 villes sont les principaux attracteurs. Cela répond au concept de ville-monde qui génère à la fois de la richesse, mais également de la pauvreté et de l’exclusion. Les grandes villes sont traversées par une course à l’attractivité, et c’est pour ça que les villes européennes sont en compétition, et non pas toujours en concertation comme le montre le Brexit où tout le monde se bat pour récupérer ce qu’il y avait à Londres.  



Par contre, on constate également des disparités existantes dès que l’on est dans le seuil de la ville moyenne, au niveau européen, qui n’évolue pas de la même manière. Il y a des pays comme la France qui sont des pays extrêmement centralisateurs et qui ont du mal à générer un modèle décentralisé vers les territoires et la multipolarité. Nous avons aujourd’hui besoin de territoires qui développent une armature urbaine, qui ne peut pas être liée exclusivement à une capitale, que cela soit pour le pays ou pour la région. Si l’on ne veut pas aller vers des disparités territoriales qui créent des tensions sociales très fortes, on doit alors réfléchir à une vision territoriale de l’urbain et de la métropole. Ce qui signifie qu’autour d’un territoire, nous puissions identifier les différentes polarités qui constitueront les centres de l’armature urbaine et qui irrigueront les territoires.



Va-t-on vers une Europe plus écologique ?



Je pense que les élections européennes ont également montré quelque chose de fondamental, qui est un trait commun européen, et je m’en réjouis car elle fait partie de mon combat et engagement depuis des longues années : la préoccupation environnementale. Le point commun des grandes villes européennes, c’est qu’elles ont évolué sur un modèle du bâti minéral, de la bétonisation et de la dépendance aux énergies fossiles avec les voitures. On peut même dire que c’est lié à un mode de vie commun basé sur la production de déchet, la consommation à grande échelle, sur la perte de spatialisation conjointe travail-domicile, et la dépendance à la mobilité individuelle, qui au final produit la pollution qui touche aujourd’hui les grandes métropoles européennes. Ce n’est pas par hasard, que Madrid, Paris et Bruxelles, ont porté plainte ensemble auprès du tribunal européen concernant l’inaction des États pour satisfaire des démarches en vue de protéger la santé des habitants.



Ce modèle a été mis en cause par les pays du nord qui ont pris d’autres options. Ce sont des pays plus petits, avec des villes plus petites. Il faut quand même dire que la totalité des habitants des pays nordiques n’équivaut pas au nombre d’habitants d’une mégalopole mondiale, telle Delhi. Ils sont assez exemplaires, mais cela met du temps à se mettre en place au point de vue européen.



On ne peut pas imposer un modèle écologique nord européen aux autres pays, on ne peut pas copier le modèle, par contre, on peut avoir de très bonnes sources d’inspiration. Le copier-coller ne marche pas dans les villes et cela a fait énormément de dégâts. Par contre, on doit être extrêmement alerte, et cela fait partie de mon travail, pour être en capacité de s’inspirer de ce qui est fait par ailleurs. Que cela soient de bonnes pratiques ou alors pour éviter les mauvaises inspirations.



Nous avons aussi vu émerger, notamment porté par la jeunesse avec la jeune suédoise Greta Thunberg, une véritable mobilisation commune européenne bâtie autour de la protection de l’environnement et du besoin de vivre autrement. Nous avons besoin d’une action environnementale de grande échelle, dans laquelle on transforme le mode de production consommation. On doit maintenant donner la priorité aux circuits-courts et réinventer la proximité dans le mode de production, de consommation, et dans la manière dont le numérique viendra irriguer le territoire. Aujourd’hui, en Europe, on a un impératif qui est de développer la triple convergence : création de valeur économique, écologique et sociale.



Je pense qu’actuellement la principale modification de l’urbanisation européenne et les principaux enjeux pour l’Europe de demain, sont autour d’un aménagement urbain qui viendra transformer l’urbanisme pour le rendre biodiverse, pour que la minéralité régresse, pour récupérer de la nature en ville, pour végétaliser, récupérer l’eau, pour lutter pour l’air, contre la pollution, pour bannir les voitures thermiques et le diesel. En transformant le mode d’aménagement de la ville pour arriver à une ville meilleure, plus vivante, dans laquelle on peut concilier, dans la même spatialité, les contraintes urbaines qui sont le travail, le logement, se nourrir, s’approvisionner, se soigner et s’épanouir. L’enjeu majeur des villes européennes aujourd’hui est de re-créer l’hyper proximité, ce qui sera la grande différence par rapport aux mégalopoles mondiales.



Je rêve d’une Europe en réseau par ces villes, et je pense que les villes seront en capacité de se mettre en réseau et de gérer des échelles multiples qui vont de l’échelle locale, avec l’armature urbaine dont je parlais, et l’échelle européenne. Parce que les métropoles européennes ont le même combat face à un avenir économique où nous sommes actuellement coincés entre l’Amérique et la Chine concurrente. Nous n’avons pas d’autre choix que de resserrer les liens entre les métropoles, puisque c’est notre porte de sortie pour trouver une altérité et une identité européenne, ce que les États sont aujourd’hui incapables de trouver.