Existe-t-il un modèle de ville européenne ?




C’est un débat très ancien dans les études urbaines. En géographie, cela fait assez longtemps que l’on se demande s’il existe un modèle de villes américaines, européennes, asiatiques, africaines. Mais on a plutôt tendance à répondre non à cette question, dans la mesure où l’on estime que la caractéristique essentielle de la phase contemporaine de l’urbanisation, celle qui s’est ouverte après 1950, nous donne à voir une urbanisation mondialisée et mondialisante. On a donc plutôt l’impression que partout, quelque soit le continent, l’urbanisation a déployé des formes spatiales et sociales, économiques et culturelles relativement comparables, si ce n’est tout à fait équivalentes.



Alors, on pense que cette idée de modèle européen est peut-être une idée renvoyant à une réflexion culturelle qu’à une réflexion scientifique, et donc il y aurait plutôt si l’on voulait être précis une urbanisation mondialisée et mondialisante, mais qui trouve en Europe un terrain différent de ce qu’elle a pu trouver aux Etats-Unis, en Asie ou ailleurs. Sans aller jusqu’à l’idée d’un modèle européen, on pourrait dire qu’il y a une sorte de variation européenne autour de l’urbanisation mondialisée, dans laquelle on arrive à identifier quelques spécificités :




Une forte présence patrimoniale : ce qu’on pourrait appeler la dimension patrimoniale européenne qui caractérise assez souvent les situations d’urbanisations sous le continent européen. Ce patrimoine serait, d’ailleurs, un patrimoine historique stricto-sensu ou un patrimoine à récemment inventer. C’est là notamment qu’on a pu voir un peu partout émerger des réflexions sur le patrimoine et la friche industrielle et ce qu’il reste de la période d’industrialisation qui avait permis à l’Europe d’être le continent de référence dans le monde, ce qu’elle n’est peut-être plus aujourd’hui. Cette dimension patrimoniale est donc assez prégnante et on la constate partout en Europe, avec même parfois, une sorte d’excès, c’est à dire une patrimonialisation notamment des centres urbains métropolitains qui est devenue presque une signature des villes européennes. Sa mise en tourisme constitue d’ailleurs un élément d’attractivité de ces villes européennes et un élément important de leurs économies.




L’importance des activités culturelles : la plupart des villes européennes sont des villes où, en particulier les plus grandes d’entre-elles mais pas que, l’idée que l’urbanité est fondée sur la culture est très forte. Il y a quelque chose qui est très puissant, et qui d’ailleurs s’est retrouvé depuis une trentaine d’années bien souvent au centre des projets urbains qui ont très fréquemment fait de la culture, au sens très général du terme, un champ d’activité de prédilection. On peut même montrer comment un certain nombre de villes européennes se sont réinventées autour de la culture et du patrimoine, comme le cas célèbre et emblématique de Bilbao qui a été de ce point de vue-là un signal que les villes européennes faisaient de la culture un élément d’affirmation et de spécificité. Et la culture, c’est bien plus qu’une activité de distraction, c’est aussi une manière de se distinguer dans le champ mondial, et c’est aussi quelque chose qui nourrit de l’activité économique, de la créativité, de l’activité architecturale et urbanistique.




Au delà, les formes de gouvernement restent assez différentes de ce que l’on peut trouver dans d’autres continents : des gouvernements, qui pour la plupart, sont des gouvernements qui s’inscrivent dans des sociétés démocratiques, avec pour un certain nombre d’entre-elles une vraie tradition démocratique. Ce n’est pas vrai partout en Europe pour le coup, mais c’est quand même assez large, dans une certaine mesure les élections européennes récentes montrent que cela reste tout à fait important. Si nous regardons les cartes des élections, nous nous apercevons, et ce n’est sans doute pas un hasard, que les villes sont très souvent des foyers de participation plus importants que les campagnes et que dans une certaine mesure, les villes sont d’ailleurs plus progressistes que leurs arrières-pays. On pourrait dire que les villes européennes sont des scènes politiques assez particulières.




Cette coloration de l’urbanité européenne, à défaut de dire qu’il existe un modèle, pourrait au moins se caractériser par cette importance du patrimoine, cette valeur de la culture et cette dynamique de la démocratie qui font des villes européennes, des villes un peu différentes de celles que l’on peut trouver ailleurs. Même si on découvre aussi en Europe énormément de traits communs avec ce qui se passe partout dans le monde.




Cette urbanité tendrait-elle à évoluer vers quelque chose de plus mondial ?




Le processus de mondialisation est tellement fort que l’on peut considérer qu’il imprime sa marque partout. On voit en Europe, comme ailleurs, apparaître des espaces très comparables à ce qui se trouve en Asie ou en Amérique du Nord. On voit apparaître des mouvements de populations qui sont comparables. On voit comment les villes d’Europe sont confrontées partout au phénomène de déplacement des populations. On voit comment elles sont mises en tourisme aussi intensément qu’ailleurs. On voit comment elles se péri-urbanisent comme partout, à tel point que le commerce et les activités économiques changent dans des perspectives qui sont très comparables à ce que l’on trouve en Amérique du Nord, Latine ou en Asie. On voit le même type de problématiques sociales apparaître avec la réapparition d’une extrême pauvreté. Donc il n’y a pas forcément dans ces domaines-là des éléments de singularités absolues. C’est plutôt ce que j’appellerais un mode de déclinaison spécifique d’un genre commun qui renvoie à l’urbanisation généralisée.




Peut-on dire qu’il y a des territoires plus européens que d’autres ?




On a souvent l’habitude de considérer que les situations européennes les plus intéressantes sont souvent les situations urbaines transfrontalières. Les situations qui, au sein de l’espace européen, nous renvoient à des zones de contact intra-européenne. Ce n’est pas un hasard si Strasbourg avait été choisi dès le départ comme devant être un des sièges de l’Union Européenne, parce que l’on faisait de Strasbourg justement un de ces espaces frontières chargé d’européanité et porteur de la mémoire historique de l’Europe. Cette mémoire comportait d’ailleurs des éléments traumatiques puisque l’Europe a été un continent qui s’est martyrisé lui-même dans l’histoire et que les villes d’Europe en ont porté les stigmates, puisque la plupart d’entre-elles ont été détruites par les guerres qui se sont succédées à un rythme extrêmement rapide en Europe dans les derniers siècles. On a un peu l’habitude de considérer que ces territoires transfrontaliers, qui ont été aussi des territoires d’enjeux géopolitiques au sein de l’Europe, sont des espaces emblématiques de l’Europe urbaine.




Mais on a aussi d’autres types de territoires qui sont souvent considérés par les analystes comme des territoires très caractéristiques de ce qu’est l’Europe des villes. Par exemple, tout ce que l’on pourrait appeler les villes de l’Europe Rhénane, toute la géographie de cette Europe du Nord-Ouest rhénan qui va de l’Allemagne jusqu’aux Pays-Bas est très intéressante puisque lorsqu’on la regarde. On s’aperçoit qu’elle se constitue comme un réseau de villes moyennes et intermédiaires, très en contact les unes des autres, et on y voit souvent une sorte d’emblème d’une urbanité européenne. Cet espace est fondé justement sur un maillage très dense de villes très en contact les unes avec les autres. De ce point de vue là, la France est un tout petit peu différente. On a très souvent dit de cette Europe médiane et rhénane, qu’elle était caractérisée par la densité urbaine, avec des villes très variées en terme de taille et des villes qui sont à la fois des villes historiques et des villes qui entretiennent des réseaux de relations depuis très longtemps dans l’histoire. Elles ont eu comme caractéristiques historiques, d’être toujours capables de s’affranchir relativement des contraintes de l’Etat. L’Europe, c’est aussi un continent dans lequel il a existé, et existe des villes qui sont souvent capables d’avoir une véritable marge de manœuvre par rapport à leur État. Et là aussi, la France est peut-être un cas différent, puisqu’en France compte tenu de la pesanteur de l’Etat centralisé, mais aussi du fait que Paris est de la loin la plus grande ville française et aussi une mégapole européenne, c’est un petit peu différent. Les villes françaises sont tenues par l’Etat. Mais dans toute cette Europe médiane, on retrouve vraiment des réseaux de villes qui ont très souvent manifesté un vrai pouvoir de manœuvre par rapport à l’Etat.




Et puis, il y a un troisième type de territoire souvent très mis en valeur dans la réflexion sur ce qu’est l’Europe, ce sont toutes les villes Dunabiennes (situées autour du Danube) et Balkaniques. Ces villes de l’Europe intérieure, qui sont souvent aussi considérées comme des villes un peu emblématiques de la culture européenne qui a connu ses grandes heures et aussi ses drames. Elles ont souvent été aussi travaillées comme des villes encore plus européennes que les autres.




Va-t-on vers une Europe plus écologique ?




Alors là, il y a incontestablement quelque chose d’observable, et on l’a d’ailleurs vu au moment de ces élections européennes, de plus en plus les villes en Europe sont des plateformes de prise conscience des enjeux environnementaux.




Cela fait déjà quelques années que ça dure. L’affirmation du mouvement vert en Allemagne, aux Pays-Bas, ou dans les pays scandinaves, est une affirmation très précoce qui date des années 80, et qui même au préalable aux mouvements politiques,  naissait dans les villes. Cette prise de conscience trouvait dans les villes des plates-formes d’actions et d’expérimentations.




Il y a là, incontestablement, quelque chose qui pourrait constituer aussi, pour aujourd’hui et surtout pour l’avenir, une signature des villes européennes, pouvant être des espaces de diagnostic de la question environnementales. Mais aussi des espaces, au sein desquels, on peut trouver des solutions à cette redéfinition de notre relation à l’environnement que l’entrée dans l’Anthropocène suppose.