Une réouverture fort attendue par les restaurateurs et par les clients
Voilà maintenant plus de sept mois que les déjeuners sont pris dans la voiture, sur un banc, sur un trottoir ou sur un mur. Sept mois que les cafetiers, restaurateurs et baristas français n’ont pas assuré de service au sein de leur établissement. Alors depuis l’annonce officielle de la réouverture des terrasses le 19 mai dans l’hexagone, l’impatience est palpable chez les restaurateurs comme chez les clients.
Depuis octobre dernier, la pandémie du Covid-19 a contraint les restaurants français à fermer leurs portes au public, et pour certains définitivement, le second confinement ayant porté un coup dévastateur au secteur de l’hôtellerie déjà bien en peine depuis mars 2020. Malgré tout, pour survivre, le monde de la restauration a su brillamment se réinventer ces derniers mois. À ce titre, nombre d’établissements pratiquent nouvellement la vente à emporter. Un renouveau des pratiques de consommation bienvenu dans ce contexte sanitaire et économique difficile, mais “qui ne saurait remplacer durablement le service classique” affirment les syndicats du secteur CHRD (cafés, hôtels, restaurants, discothèques). En effet, les consommations en terrasse représentent en moyenne 30 % du chiffre d’affaires annuel des restaurateurs et c’est d’ailleurs pourquoi les syndicats professionnels avaient pris les devants en proposant un calendrier de réouverture au gouvernement il y a plusieurs mois.
Le déconfinement de la restauration avec le retour des beaux jours paraît dès lors essentiel pour le secteur et l’annonce officielle de la réouverture échelonnée des restaurants, à commencer par les terrasses le 19 mai, est donc un soulagement pour les restaurateurs français (40% d’entre eux exploitent une terrasse régulière) qui comptent les jours en espérant une météo clémente. Mais le décompte est loin d’être de tout repos car, si l’annonce de la réouverture des terrasses françaises est porteuse d’espoir pour les restaurateurs, celle-ci est conditionnée au respect d’un protocole sanitaire strict.
Port du masque à l’arrivée au restaurant et lors des déplacements, désinfection des mains au gel hydroalcoolique, respect des gestes barrières, jauge d’accueil réduite de moitié, seuil maximum de 6 convives par table, et ce, jusqu’à 21 heures dans un premier temps avec le maintien bien que reporté du couvre-feu… Pour beaucoup de restaurateurs, la mise en place d’une telle logistique relève du casse-tête. La distance réglementaire d’au moins un mètre entre chaque table impose de changer la géographie des espaces extérieurs, au point que pour certains établissements, la réouverture dans ces conditions ne semble pas soutenable. En effet, beaucoup voient leur capacité d’accueil divisée par deux et parfois par trois, ce qui ne permet pas de rentabiliser les frais avancés pour une éventuelle réouverture.
Qui plus est, ce printemps, à la météo d’ordinaire capricieuse, s’ajoute l’imprécision des règles sanitaires limitatives, et l’emploi chahuté de nouveaux personnels, beaucoup d’employés ayant démissionné pour trouver du travail dans un autre secteur en novembre dernier. Autant de facteurs d’incertitude qui expliquent que bon nombre de restaurateurs préfèrent attendre la seconde étape de la réouverture des établissements recevant du public (ERP) le 9 juin pour rouvrir leur établissement. Pour le secteur de l’hôtellerie ayant été profondément perturbé par la pandémie, la relance prendra assurément du temps.
Néanmoins, pour les restaurateurs exploitant une terrasse qui font le choix d’accueillir à nouveau du public dès le 19 mai, pointe une certitude : le public sera au rendez-vous. Certes, depuis l’annonce de la réouverture, l’engouement des français est palpable, les terrasses demeurent un de leurs lieux de convivialité préférés et elles leur ont manqué. De quoi rassurer les restaurateurs inquiets, les clients appellent en nombre pour effectuer des réservations. Aussi, si plusieurs questions restent en suspens, les conditions du retour en terrasses ne semblent pas effrayés les français, impatients de pouvoir à nouveau s’installer au soleil comme leurs voisins européens.
S’asseoir en terrasses, “un art de vivre à la française” ?
La réouverture progressive des établissements recevant du public, dont les terrasses, marquerait le retour progressif “d’un art de vivre à la française et d’une forme de liberté” annonçait le président de la République Emmanuel Macron.
Certes, la terrasse est une habitude française que ce soit pour manger ou pour boire. Avant la pandémie, 65 % des français allaient au restaurant au moins une fois par mois dans le cadre privé. Par beau temps et si une terrasse “bien située” est proposée, ⅔ optent pour un repas en terrasses. En ce qui concerne les bars et cafés, 13 % des français s’y rendent au moins une fois par semaine (avec en tête les hommes et les étudiants) et 16 % plusieurs fois par mois. Que ce soit pour y consommer de l’alcool ou non, la terrasse est le lieu privilégié par les clients, particulièrement les citadins, notamment les parisiens.
Lieu de contemplation et de discussion privilégié des français, la terrasse est l’un des rares espaces urbains centraux où il est encore permis de s’arrêter sans être pris dans le flot des circulations et de contempler le paysage où les passants pendant des heures sans que la suspicion ne s’installe. À l’interface entre l’intérieur, celui des établissements de restauration, et l’extérieur, l’espace public, la terrasse est un territoire perméable à la jonction des espaces et usages urbains. Semi-publiques, semi-privées, semi-extérieures, semi-intérieures, à demi ouvertes, à demi fermées, à demi exposées, à demi dissimulées, les terrasses sont des lieux perméables et c’est sans doute ce qui fait leur attrait. Le juste équilibre entre le sentiment de sécurité qu’elles procurent, celui d’un espace relativement contrôlé vis-à-vis d’un monde extérieur anarchique, et le sentiment de liberté qui nous inonde dans une ambiance animée et festive, fait de la terrasse un lieu où il fait bon vivre. Et c’est bien ça que les français recherchent.
Cependant, la fréquentation des terrasses n’est pas pour autant une exception française, nos voisins européens apprécient eux aussi de s’asseoir en extérieur, et contrairement à certains mythes, la première terrasse n’est pas non plus une invention française. Les historiens la situent plutôt en Turquie autour de la consommation du café. C’est d’ailleurs l’importation du café à Marseille puis à Paris, qui a donné lieu à l’apparition des premières terrasses en France à la fin du XVIIème siècle afin d’accueillir les femmes qui n’avaient pas le droit d’entrer dans les débits de boissons. Les terrasses se sont ensuite progressivement popularisées autour des grands boulevards notamment dans la capitale.
Mais alors pourquoi cette identification française ? Et bien ce sont les artistes impressionnistes de la fin du XIXème siècle et les premiers cinéastes français puis internationaux qui ont largement participé à faire de la terrasse un symbole français. Lieu privilégié de la contemplation du décor parisien et de la discussion, la terrasse est portée en icône culturelle par les artistes français tant et si bien que beaucoup d’étrangers la pensent aujourd’hui comme une marque française.
Vincent van Gogh, Terrasse du café le soir, huile sur toile, 80,7 x 65,3 cm, Arles, 1888.
Cette symbolique est une aubaine pour les restaurateurs qui cherchent à capter les touristes. Ceux-ci s’approprient une esthétique et cultivent un condensé fantasmagorique de “ce qui fait la France” : gastronomie, bon vin, architecture, culture, détente, luxe, romantisme… pour le plus grand plaisir des clients. L’esthétique des terrasses apparaît dès lors primordiale : les commerçants cherchent les meilleurs emplacements dans l’environnement architectural et bioclimatique et se font un plaisir à multiplier les guéridons, apporter des végétaux et scénariser la disposition des chaises pour créer de véritables oasis urbaines confortables qui accueilleront sous peu les français et bientôt certainement les touristes étrangers.
Des terrasses éphémères pas si temporaires
Pour beaucoup de restaurateurs, le premier challenge de la réouverture est le renouvellement des terrasses : renouvellement matériel car après plusieurs mois sans entretien les menuiseries laissées à la pluie demandent un coup de lazure, mais surtout renouvellement administratif car l’occupation du domaine public par un commerce nécessite une autorisation temporaire de la commune.
L’année passée, les restaurateurs avaient pu bénéficier d’autorisations gratuites pour aménager des terrasses éphémères en complément de leur terrasses régulières. La mairie de Paris par exemple avait autorisé 9 800 établissements à bénéficier de terrasses légères supplémentaires gratuites et avait mobilisé 9 000 places de stationnement à ce titre. En ces temps de relance économique difficile, les restaurateurs comptaient sur le maintien de ce dispositif pour les prochains mois. Ce ne sera malheureusement pas le cas car avec les envolées de la dette covid, les mairies souhaitent restaurer le droit de terrasse. Ainsi, si les extensions légères et démontables pourront être maintenues, elles seront facturées au même titre que les terrasses régulières.
Pour les professionnels du secteur, c’est la douche froide, car si beaucoup font effectivement la demande d’établir une terrasse éphémère sur la chaussée, la facture concomitante creuse davantage des portefeuilles déjà bien entamés. En outre, les syndicats professionnels critiquent une géographie inégale des terrasses éphémères, toutes les communes n’appliquant pas le même calendrier. Ainsi à Metz, les terrasses éphémères seront payantes dès le 19 mai tandis qu’à Paris elles demeureront gratuites jusque fin juin.
Certaines associations de riverains ne sont pas ravies non plus. Les terrasses supplémentaires sont une source de nuisance sonore, parfois abusive. L’été passée, plusieurs plaintes avaient été déposées pour tapage nocturne, et si les élus assurent que les rondes de surveillance seront renforcées dans les grandes villes, les riverains doutent de la systématicité des évacuations après 22 heures.
En outre, “l’extension pas si temporaire des terrasses”, “décidée sans concertation habitante”, constitue pour certains voisins et commerçants une “réappropriation de Paris” ou une privatisation de l’espace public. En effet, l’encombrement des trottoirs et la fermeture de certaines rues à la circulation pour la mise en place des terrasses éphémères sont sources de conflits entre les usagers d’un même espace. Aussi, la tendance à la pérennisation des aménagements renouvelle une série de questions urbaines anciennes quant à la concertation, l’usage et le partage de l’espace public.
Pour régler certains points de discorde, la mairie de Paris va organiser dans les prochains mois une concertation sur un nouveau règlement des étalages et terrasses. La révision de ce règlement dix années après son approbation par arrêté municipal tendrait à actualiser le ‘partage harmonieux de l’espace public entre ses différents usagers et les commerçants bénéficiaires d’autorisation d’occupation” a confirmé Olivia Polski, adjointe à la mairie de Paris en charge du commerce et de l’artisanat. Cette concertation tend déjà à inspirer d’autres municipalités urbaines faisant place à des conflits d’usage similaires.
Des terrasses plus écologiques à l’avenir ?
Réouverture, protocole sanitaire, occupation du domaine public, esthétisme du lieu, les restaurateurs ont du pain sur la planche d’ici au 19 mai. Mais s’il y a encore un défi de taille qu’ils devront relever avec le reste du monde ce mois-ci et dans les années à venir c’est bien l’aménagement de terrasses plus écologiques.
Plusieurs changements dans une perspective de développement durable sont déjà à l’œuvre, à commencer par l’interdiction des radiateurs et parasols chauffant partout en France comme c’est déjà le cas à Rennes. Les terrasses chauffées ont un impact lourd sur l’environnement et pour beaucoup de français constituent une aberration. Dès le mois prochain, les terrasses chauffées déjà fortement taxées dans plusieurs métropoles seront progressivement interdites. Les restaurateurs abandonnent ainsi progressivement les chauffages extérieurs coûteux et polluants en espérant tout de même que les nuits fraîches ne feront pas fuir les clients cet été.
Autre innovation durable dans la conception des terrasses : la relance de la filière bois et le recours croissant aux matériaux biosourcés et de récupération. C’est l’aménagement au départ un peu chaotique des terrasses éphémères l’année passée qui a impulsé ce renouveau durable. D’abord montée avec les moyens du bord et des palettes de récupération, les restaurateurs ont dû redoubler d’ingéniosité et s’improviser bricoleur pour construire leurs terrasses covid. Dans la précipitation, le mobilier de récupération et les équipements do it yourself ont été les premiers à recouvrir les trottoirs, pour le plus grands plaisir des clients bien vite charmés par ces décors vintages.
Aussi, si au fil des mois, les nouvelles terrasses ont progressivement été affinées, c’est vers les professionnels de la menuiserie, les brocanteurs et exploitants de filières locales et durables que les restaurateurs se sont tournés pour concevoir leurs terrasses éphémères mais également renouveler les terrasses régulières. Une transition plus durable qui relance le secteur du bois et nous prouve que les terrasses ont encore un très bel avenir devant elles.
Photo de couverture Les Corpographes/Unsplash