Des origines du cinéma à aujourd’hui, la ville a toujours été un décor de film, reflétant plus ou moins les réalités du cadre urbain. De la ville sombre à la ville idyllique, peu de films reflètent la vie concrète des centres urbains. L’engouement populaire et les réactions en chaîne qui ont suivi la sortie d’Emily in Paris nous poussent à nous demander quelles visions de la ville transmet le 7ème art.
Le cinéma entretient des liens étroits avec la ville
Pour David B.Clarke, l’auteur de The Cinematic City (“la ville cinématographique”) “les histoires du film et de la ville sont imbriquées à tel point qu’il est impensable que le cinéma ait pu se développer sans la ville, tandis que la ville a été sans aucun doute modelée par la forme cinématographique.” (Camille Bui, 2014).
Si les histoires du film et de la ville sont si proches, c’est en réalité que la naissance du cinéma accompagne les grands bouleversements économiques et sociaux de la fin du XIXème siècle. Dans un contexte d’industrialisation et de métropolisation, la ville est l’incarnation même de la modernité. Le cinéma, à la fois reflet de la modernité et son moyen de diffusion, investit donc naturellement les villes. Les premiers réalisateurs aiment filmer les transformations sociales, urbaines et culturelles. Ainsi, dès le début du XXème siècle, un double mouvement s’observe : l’implantation des cinémas en ville, mais aussi l’affirmation de la ville à l’écran.
Les premières images animées s’intéressent donc rapidement à l’objet urbain et aux populations qui le fréquentent. L’image doit retransmettre la ville telle qu’elle est vécue et fréquentée à un moment précis : elle est une image fidèle du réel. Ainsi, ce sont premièrement les “sous-unités urbaines” (Camille Bui, 2014) qui apparaissent à l’écran : la ville est représentée à l’échelle locale. Dans les premières images des frères Lumières, on découvre les quartiers, des scènes de la vie quotidienne dans l’espace public, comme la sortie de l’usine des frères Lumières.
Les frères Lumières, via Wikipédia
Dans les années 1910-1920 émerge un nouveau genre : la “symphonie urbaine”. Ces films muets, en noir et blanc, s’attachent à montrer la ville moderne et ce qui fait son essence : vitesse, industrialisation, mouvement. En quelque sorte, le genre cherche à “synthétiser à l’échelle d’un film ce qui est caractéristique de la ville” (Camille Bui, 2014), dans un “double désir : révéler à l’écran la réalité de la ville moderne tout en inventant un langage cinématographique autonome, qui doit se démarquer de la production divertissante dominante.” La ville dévoile donc ses mécanismes et ses rouages au travers du 7ème art. Les images de Manhattan de Paul Strand et Charles Sheleers, exemple type de symphonie urbaine, mettent par exemple l’accent sur les mouvements de foule, les transports dans la ville. Ces vidéos, très courtes, ne valorisent pas de personnages principaux et ont presque une visée documentaire sur l’espace urbain.
Petit à petit, le cinéma se détache de son rôle de reproduction fidèle de la ville. Pour des raisons pratiques et économiques, des décors factices représentant les rues, les avenues et places sont créés dans des studios en dehors des villes. La ville continue d’apparaître à l’écran, mais joue davantage le rôle de décor que d’objet d’étude.
La ville à l’écran : de la perception individuelle aux clichés
Espace rêvé, idolâtré ou repoussant, la ville déchaîne les passions et stimule l’imagination : la ville interroge, la ville intrigue, la ville attire. Jusqu’à créer de véritables mythes urbains sur les villes : Paris est la ville de l’amour, Rome la ville de la dolce vita, New York la ville de tous les possibles… Des clichés qui ont la vie dure et qui se traduisent à l’écran. Représenter la ville dans un film s’accompagne donc de son lot de clichés : filmer la ville, c’est dévoiler une vision particulière de l’urbain, fruit d’un désir ou d’un rejet.
Ce constat se traduit souvent à l’écran par un embellissement ou au contraire, une dégradation de l’espace urbain, quitte à basculer dans la fiction. Ainsi, la ville n’est jamais filmée dans son entièreté : les quartiers sont choisis avec minutie afin de véhiculer une image particulière de la ville. Les commentaires sur la série Emily in Paris reposent en partie sur ce fait : dans la série, l’héroïne semble ne parcourir que les lieux emblématiques (ou “charmants”) de la capitale : des lieux touristiques, peu représentatifs de la vie quotidienne de la plupart des parisiens. Emily fait son jogging au Jardin du Luxembourg, elle est invitée à des soirées avec vue sur le tout Paris, elle ne fréquente que des quartiers d’immeubles haussmanniens… C’est le Paris rive gauche, idyllique, propre et “romantique” qu’arpente tous les jours Emily.
Photo Barthelemy de Mazenod via Unsplash
Autrement dit, la ville de Paris ne sert que de décor et non de lieu d’interaction d’une habitante avec son lieu de résidence. C’est ainsi le manque de réalisme du quotidien d’Emily qui a été moqué : pas une poubelle dehors, des parisiens toujours réactifs et bien sûr sans écouteurs, pas de déchets au sol, pas de voitures ni de vélos dans les rues… Les internautes ont aussi ironisé sur la “pratique” et “l’usage » de la ville par Emily : pas une fois l’actrice ne prend le métro, alors que près de 4 millions de français l’empruntent chaque jour ! Pour elle, des taxis sont toujours disponibles à chaque coin de rue, une réalité qui n’est pas toujours vérifiée par les parisiens. Enfin, l’héroïne porte sans difficulté des talons de 12cm sur les pavés…
Photo Barthelemy de Mazenod via Unsplash
Tout est question de cadre….
Si Paris a été incontestablement embelli dans la série, on peut se demander dans quel but montrer tous ces clichés. La problématique de l’embellissement ou au contraire de la dégradation des villes n’est pas propre à la série, bien au contraire. Il est d’ailleurs amusant de voir qu’elle a suscité tant de réactions, alors que des séries équivalentes comme « Gossip girl” à New York sont tout aussi risibles par leurs clichés. Certains films, à l’inverse, ont été jugés pour la vision dure posée sur les villes. The Wire (Sur écoute), une série qui a pourtant mené un véritable travail de fond, de recherche et de réalisme, a souvent été accusée de véhiculer une image sombre et stigmatisante de Baltimore, car ne se concentrant que sur un quartier de la ville.
Alors, de la ville vécue à la ville filmée, le cinéma se permet parfois de réinventer le décor. Mais ne pas correspondre à la réalité, c’est aussi cela le pouvoir de la fiction. Le cinéma doit-il toujours montrer la ville telle qu’elle est ?
Que doit-on attendre du cinéma dans sa représentation de la ville ?
On pourrait penser que le rôle du cinéma n’est pas de montrer la réalité, mais d’en retranscrire une. Peu de films parviennent d’ailleurs à montrer une réalité complète et impartiale de la ville : c’est plus souvent le rôle du documentaire. C’est d’ailleurs pour ce fait que les héros sont des “acteurs” ou des “figurants”, et non des habitants des villes en question. De même, lors des tournages, les rues sont souvent fermées au public. Le cinéma semble s’ancrer, d’une certaine manière, dans le rejet de la ville du quotidien.
Les studios Warner Bros / Photo Anthony Fomin via Unsplash
Le cinéma doit s’adapter à la ville, afin de montrer un ensemble cohérent, ce qui suppose souvent d’éradiquer une part des faits réels. Un fait qui n’est pas absurde, puisqu’au sein même des villes, les habitants ne fréquentent pas les mêmes lieux, et peuvent tout ignorer de certains quartiers. Une même ville sera présentée de manière différente selon les habitants interrogés ou même encore d’un film à l’autre. Ainsi, dans Deux moi de Cyril Klapisch, on découvre un quotidien parisien bien différent de celui présenté dans La Nuit venue de Frédéric Farrucci. D’un côté, dès le commencement du film, on découvre un Paris quotidien où le métro parisien est central pour ensuite plonger dans la vie quotidienne de deux voisins en quête de sens. La vie de quartier est symbolisée par un commerce de proximité où ils vont tous les deux faire leurs courses. De l’autre, c’est un Paris nocturne qui nous est présenté, du point de vue d’un conducteur VTC qui parcourt la ville et fréquente un Paris aux marges. Jin est un immigré chinois, captif de sa condition. Il fréquente le quartier des Olympiades et les franges de Paris, on découvre avec son regard un autre aspect de la capitale. Par ces deux films, ce sont deux facettes différentes de la ville qui se révèlent, des visions qui coexistent et qui ne s’annulent pas.
En croisant plusieurs films, on peut ainsi se faire une idée d’une ville dans sa globalité. Ainsi, après la révolution, pour comprendre les réalités du terrain, le ministère de l’urbanisme et du logement iranien s’est servi de trois films documentaires pour adapter ses politiques urbaines. Reflets des modes de vie des habitants, c’est la diversité des points de vue donnés par ces films qui était intéressante.
Dans les faits, faire coïncider un film avec la réalité semble éminemment complexe. Alors, pourquoi la série Emily in Paris a-t-elle suscité tant de réactions ? Sans doute car la série est issue d’une production étrangère. Et nous sommes toujours curieux de savoir comment les autres “parlent de nous”. La deuxième raison tient au fait que le casting de la série semble assez réaliste. Située dans un cadre temporel actuel, Emily in Paris fait de nombreuses fois référence à des événements récents, par exemple en évoquant le “président”, Emmanuel Macron au détour d’une phrase. Or, on pardonne moins souvent à un film de ne pas coller à la réalité des choses lorsqu’il prétend factuel. Enfin, il faut rappeler qu’Emily in Paris a sans doute été produit pour un public étranger, potentiellement américain et non parisien. Et ce sont bien les parisiens, ou des habitués de la ville qui ont réagi à la série. L’image du Paris des films est aussi celle qui attire les touristes et réveille les fantasmes sur nos villes. Une illustration concrète est bien le boom de fréquentation dans les lieux du tournage d’Emily in Paris !
Quoi qu’il en soit, la ville au cinéma reste une fiction et l’on peut pardonner certaines incohérences avec la vie quotidienne de ses habitants. Avoir une approche réaliste de la ville dans le 7ème art n’est pas chose aisée, et plusieurs s’y sont essayés. Finalement, peut-être que nous n’avons jamais vu autre chose que des projections et perceptions personnelles de la ville à l’écran. Mais c’est aussi ce qui fait la particularité du cinéma, et son plaisir : se laisser transporter dans un autre univers !
Photo de couverture Mollie Sivaram via Unsplash