Le 18 mars 1871, quelques mois après la chute du second Empire de Napoléon III et la proclamation de la IIIème République française, le gouvernement d’Adolphe Thiers prend la décision de retirer ses canons et ses armes à la ville de Paris, assiégée par l’armée Prussienne. Cette tentative de désarmement, vécue comme une trahison par les futurs fédérés, est l’étincelle qui a mené à l’insurrection parisienne et à la fuite du gouvernement régulier et de ses troupes dans la ville de Versailles. Une semaine plus tard, le 26 mars, la Commune de Paris est proclamée.
Cette courte expérience qui n’a même pas durée un printemps, écrasée durant la semaine sanglante du 21 au 28 mai, a inspiré durablement le mouvement ouvrier et continue d’être citée comme une référence importante, notamment par le maire de Grenoble Eric Piolle qui y voit les balbutiements du mouvement écologiste. Mais la Commune n’a pas seulement marqué les esprits, mais également l’espace urbain et les pratiques de celui-ci.
Une réaction à l’haussmannisation
En effet, plusieurs évènements peuvent être considérés comme responsables du déclenchement de la Commune. Il est souvent fait référence au droit de grève accordée en 1864, à la montée en puissance des mouvements ouvriers et internationalistes notamment blanquistes, à la loi sur la liberté de la presse de 1868 ou encore et surtout à la chute de Louis-Napoléon Bonaparte. Mais de nombreux auteurs nous invitent à considérer la question urbaine comme une dimension capitale pour comprendre le printemps 1871. L’historien Jacques Rougerie est un des premiers à comprendre la commune comme “une tentative de réappropriation populaire de l’espace urbain”, en réaction aux transformations entreprises par le baron Haussmann.
Le géographe David Harvey s’est également inscrit dans cette tendance, en consacrant un ouvrage entier à la question et à la “destruction créatrice” provoquée par le préfet de la Seine. Sous son action, Paris s’est totalement modernisée à travers l’aménagement de dizaines de voies nouvelles, de dizaines de milliers d’immeubles ou encore de presque 600 kilomètres d’égouts. Les bâtiments et façades ont été alignés et le mobilier urbain unifié dans toute la ville. Si cette incroyable transformation a permis d’améliorer la qualité de vie dans une ville au bord de l’indigence, grâce à l’inspiration de la pensée hygiéniste, l’haussmannisation a également renforcé la ségrégation socio-spatiale de la capitale.
Pour faire advenir le Paris qui attire encore aujourd’hui des dizaines de millions de visiteurs chaque année, le baron Haussmann a dû recourir à un grand nombre de démolitions dans le centre-ville, qui accueillait historiquement des populations ouvrières. Ces dernières ont dû subir des expropriations pour utilité publique et hygiène, ce qui les a forcées à se relocaliser en périphérie, engendrant une double séparation, encore visible aujourd’hui, entre le centre et la banlieue, ainsi qu’entre l’est et l’ouest parisien. Cette dynamique socio-urbaine fait penser aux phénomènes de gentrification aujourd’hui à l’œuvre dans Paris comme dans bon nombre d’autres villes, et souvent présentés comme une fatalité. S’il est anachronique de parler de gentrification en 1871, il est intéressant d’observer comment les luttes urbaines menées par les insurgés parisiens contre la ségrégation spatiale trouvent aujourd’hui un écho dans des mouvements plus contemporains.
La “fête du siècle”
Dans son livre récemment réédité La Proclamation de la Commune, Henri Lefebvre parlait des événements du printemps 1871 comme “la plus grande fête du XIXème siècle”. Le départ des troupes versaillaises de la capitale, couplé aux problèmes de ravitaillement des populations parisiennes, a mené les insurgés à s’organiser au niveau local du quartier, et donc à reprendre contrôle sur leur vie quotidienne. On pourrait alors voir dans l’action des communards des similarités avec la pensée des situationnistes qui dénonçait un siècle plus tard l’urbanisme comme une imposition des circulations et un empêchement de la rencontre. Au contraire, pour eux comme pour les insurgés de 1871, il est central de transformer la vie quotidienne pour la rendre plus festive en prenant comme support l’espace urbain.
Statue de Napoléon à terre, place Vendôme. Tirage sur papier albuminé, 21 x 16 cm via Wikipédia
L’héritage le plus évident de l’action des communards sur la ville de Paris est à trouver dans la destruction de monuments, principalement durant les incendies de mai 1871, au paroxysme du conflit. Le palais des Tuileries, le palais de justice, le palais d’Orsay ou encore l’Hôtel de ville, autant de bâtiments hautement symboliques volontairement incendiés par les communards en quelques jours. Bien que les “versaillais” ne comprenaient pas pourquoi les parisiens s’attaquaient à ces édifices, les insurgés pratiquaient l’incendie afin d’affirmer leur souveraineté. Dans le journal Le cri du peuple, on pouvait lire à la mi-mai des déclarations telles que “Paris sera à nous ou n’existera plus” ou encore “nous nous ensevelirons sous les ruines plutôt que de rendre Paris aux bombardements”. L’historien Daryl Lee avance alors que pour les combattants parisiens, la capitale était déjà devenue une ruine, puisque ces derniers s’étaient fait chassés de leurs logements par l’haussmannisation du centre-ville.
Il est d’ailleurs frappant d’étudier l’exploitation de ces ruines seulement quelques semaines après la fin de l’insurrection. D’un point de vue purement politique, un ensemble de discours s’attachait à présenter cette destruction de la plus belle ville du monde comme résultat de la sauvagerie des “pétroleuses”. Mais ces ruines ont également été valorisées comme une attraction touristique pour les curieux du monde entier, notamment grâce à l’organisation de voyages pour la classe moyenne britannique par l’agence Thomas Cook, qui préfigurent les phénomènes bien plus contemporains de dark tourism.
De plus, l’Assemblée nationale élue en 1871, à majorité royaliste, a fait construire la basilique du Sacré-Coeur à partir de 1875 pour symboliser le retour d’un “ordre moral” au sommet de la butte Montmartre, où la Commune avait démarré. Bien que la construction de ce monument, désormais mondialement célèbre, était prévu avant même le début des combats, sa dimension de symbole anti-communard a fait et fait encore débat. Lors du budget participatif de 2017, un parisien avait par exemple proposé la destruction pure et simple de l’édifice religieux, en la justifiant par le respect à la mémoire de la Commune. Si cette proposition a été jugée irrecevable par la ville de Paris, son Conseil municipal a proposé de juxtaposer une référence à la Commune au nom de la station de métro Belleville, prouvant l’actualité de cette mémoire.
La barricade ouvre-t-elle la voie ?
Les démolitions de monuments hautement symboliques à l’image de celle de la colonne Vendôme font écho aux débats contemporains de destruction de statues et du nom de certaines rues. L’historien spécialiste des questions de mémoire, Paul Morin, voit dans ces phénomènes très récents une demande de “démocratisation de l’espace public”, que l’on peut retrouver de manière bien plus flamboyante dans la transformation éclair de Paris durant le printemps 1871. Néanmoins, cette tentative de démocratisation s’est matérialisée dans une forme bien plus éphémère, est donc aujourd’hui invisible dans les rues de Paris : la barricade.
La barricade peut être considérée comme le pendant opposé de l’haussmannisation, qui cherchait justement à en empêcher la multiplication à travers l’aménagement de voies très larges et longues. Cette forme d’action collective basée sur la défense trouve son origine dans le bas moyen-âge, mais effectue un retour en force durant les révoltes du XIXème siècle à travers toute l’Europe, notamment à Paris en 1871. Les barricades les plus actives et structurées se trouvaient alors à Belleville, Montmartre ou encore Charonne où les liens sociaux étaient fortement déterminés par les solidarités de quartiers, à l’inverse des quartiers centraux de la capitale. Si cette “limitation” à une échelle très locale a pu être critiquée par certains révolutionnaires puisqu’elle empêchait alors une généralisation de la lutte, elle a permis de faire du voisinage un “espace de transformation, de concertation et de solidarité” et de faire émerger une “conscience de citoyenneté urbaine”.
Barricade de la Chaussée Ménilmontant, 18 mars 1871, via Wikipedia
Aujourd’hui, les barricades telles qu’on les bâtissait il y a 200 ans sont avant tout le symbole d’une mobilisation qui permet de tirer un trait d’union entre les luttes passées et présentes. Mais d’autres formes de mobilisation qu’on peut considérer comme héritières des barricades nous semblent bien plus intéressantes, à l’image de l’occupation des ronds-points par les gilets jaunes ou des grandes places urbaines françaises pendant Nuit Debout. En s’appropriant un “non-lieu” pour les premiers, ou au contraire l’espace public traditionnel dans le second cas, des liens de solidarité se sont formés sur un point donné, en s’intéressant à la fois au lieu en lui-même mais également à des sujets plus larges liés notamment aux crises urbaines et à la ségrégation socio-spatiale. À travers cette “conscience de place” retrouvée, tous ces mouvements contribuent à développer l’urbanité.
Les barricades de 1871 portent donc en elles les germes de cette démocratisation de l’espace public. Mais alors que cette forme d’appropriation de l’espace n’est plus vraiment d’actualité dans les villes où la guerre civile n’est qu’un lointain souvenir, d’autres expériences politiques et urbaines poussent cette démocratisation plus loin, à travers notamment l’autogestion déjà en gestation dans le Paris insurgé.
Les villes autogérées, héritières de la Commune ?
La Commune est parfois vue par ses détracteurs comme un moment de chaos urbain, social et politique. L’absence de chefs identifiés ou encore les incendies de la semaine sanglante masquent l’organisation politique des fédérés qui inspirera nombres d’expériences autogestionnaires au XXème siècle. Cette dimension est notamment visible dans les usines et les ateliers parisiens, qui avaient été abandonnés par la plupart des patrons, réfugiés à Versailles. En effet, ces différents lieux de production ont été réquisitionnés, et étaient administrés par un conseil ouvrier dans chaque entreprise, composé d’un délégué, d’un chef d’atelier ainsi que de représentants élus par l’ensemble des travailleurs qui pouvaient les révoquer à tout moment. De plus, un grand nombre de décisions à vocation sociale ont été prises en quelques semaines, que ce soit l’annulation pure et simple des loyers sur plusieurs mois, la gratuité de la justice, le doublement du salaire des instituteurs, la volonté féministe ou envore la mise en place de l’école gratuite, publique et laïque, dix ans avant Jules Ferry.
Cette tentative d’autogestion n’a cependant pas pu se concrétiser, au vu de la trop courte période et de la mobilisation générale sur le front d’une part, mais également d’un certain respect de la propriété privée de la part des fédérés, qui explique notamment que la Banque de France, située en plein de cœur de Paris, n’ait pas été touchée par les insurgés. À l’inverse, plusieurs communes à travers le monde ont cherché à pousser l’idée de commune autogérée au bout, à l’instar de Marinaleda.
Salle polyvalente de Marinaleda — Crédit photo ©NACLE2 via Wikipedia
Cette commune espagnole de 2600 habitants, située à 90km de Séville, ne ressemble en rien au Paris de 1871. Pourtant, elle est connue dans le monde entier pour son modèle démocratique alternatif, qui porte en elle l’héritage de la Commune de Paris. Les habitants de Marinaleda vivaient dans la grande précarité au sortir de la dictature franquiste, et ont donc recouru à des occupations de fermes et de terrains appartenant au duc local pendant toutes les années 80. Après avoir refusé de leur accorder quoi que ce soit pendant des années, il a fini par leur céder 1200 hectares qui ont été transformés en coopérative par les habitants. Des piments, des fèves, des artichauts et des olives destinées à la production d’huile font alors la richesse de la commune, qui a également mis en place une conserverie pour maîtriser la chaîne de production. Comme pour les ateliers réquisitionnés par les communards, ce sont les employés qui gèrent collectivement l’entreprise sans aucun patron.
Ce modèle est également utilisé plus généralement, puisque toutes les décisions budgétaires et publiques sont prises en assemblée générale, qui se réunit en moyenne 70 fois par an. Des votes à main levée, ou parfois en bulletin secret, sont alors organisés pour dégager une majorité. De plus, pour lutter contre la spéculation immobilière, toutes les maisons sont “auto-construites”. Le principe est simple : les nouveaux habitants se voient fournir un terrain, des briques et du ciment, et construisent eux-mêmes leur maison grâce aux habitants déjà installés qui viennent fournir leurs compétences aux nouveaux venus. Un loyer doit quand même être versé mensuellement, mais son montant ne s’élève qu’à 15 euros pour tout le monde, qui touche également le même salaire quelle que soit la profession.
Si cette expérience peut être considérée comme un aboutissement des principes de la Commune, on peut remarquer que l’utopie est “facilitée” du fait qu’on ne se trouve pas dans une grande ville-monde, où la mise en place de l’autogestion semble plus compromise. La plupart des communes autogérées en France sont d’ailleurs de petite taille, comme par exemple Vandraucourt ou encore Saillans. Des expériences autogestionnaires existent tout de même dans des plus grandes villes, comme à Thessalonique, deuxième ville grecque, où l’autogestion prend place dans différents lieux qui se sont multipliés à la suite de la crise.
Dans les expériences démocratiques alternatives, dans les mouvements luttant contre la ségrégation urbaine et pour l’égalité, ou plus directement dans les rues de la ville lumière, l’héritage de la Commune de Paris est multiple et continue d’inspirer. Pour célébrer ses 150 ans, tournons nous vers ses réussites et ses échecs pour nous aider à imaginer et construire les villes de demain.
Photo de couverture « Barricade à l’angle des boulevard Voltaire et Richard-Lenoir. Elle défendit la mairie du 11e arrondissement où se replia la Commune le 25 mai – Bibliothèque historique de la Ville de Paris. »