Les marché de Noël, une histoire quasi-millénaire 

Ces dernières années, les marchés de Noël ont été chaque hiver au cœur de l’actualité urbaine. Malgré leur succès qui ne faiblit pas, ils sont régulièrement l’objet de nombreuses critiques, particulièrement quant à leur caractère énergivore, mais aussi à leur dimension trop commerciale selon certains. En plus de ces critiques légitimes et importantes, le maintien des marchés de Noël en l’état actuel a été remis en question par les terribles attentats de Strasbourg et de Berlin, mais également par la crise sanitaire.

Est-il vraiment raisonnable de réunir des millions de personnes dans l’espace public en plein hiver ? Un débat d’autant plus important que cette tradition, aujourd’hui ancrée dans les mœurs de plusieurs villes européennes (et désormais mondiales), s’inscrit dans une histoire au long cours.

On peut remonter au moins jusqu’au XIIIe siècle, à travers la figure de Saint-Nicolas qui était déjà célébrée autour du 6 décembre dès 1294 à Vienne puis à Munich, Nuremberg ou encore Dresde. À la même époque, des marchés équivalents se tiennent de l’autre côté du Rhin sous le nom de Klausenmärik, c’est-à-dire marché de Klaus ou de Saint-Nicolas en français. Ils se sont ensuite transformés en Alsace sous la forme de Christkindelsmärik (marché de l’Enfant-Christ) alors que la ville de Strasbourg passait sous influence protestante au XVIe siècle. C’est dans le même temps que la période de célébration est modifiée, se rapprochant du 25 décembre.

Crédit photo ©Claude Truong-Ngoc/Wikipedia

Les chiffres liés à cet évènement ont depuis explosés, ces événements représentant 27 millions de visiteurs et 826 millions d’euros de recettes en 2016. Ces événements, à l’ambiance festive, enchantent autant l’espace public que les professionnels du tourisme, précisément puisque c’est par leurs actions que le marché de Noël moderne existe sous cette forme. Au début des années 1990, les syndicats des hôteliers alsaciens ont voulu combler la faible fréquentation touristique de leurs établissements au début de l’hiver. On n’observait par exemple qu’un faible taux de 36% d’occupation des hôtels dans la région durant la saison hivernale de 1993.

Dans le même temps, les offices régionaux de tourisme de ce qui deviendra le Grand-Est cherchaient à créer un évènement fédérateur pour attirer le maximum de touristes. C’est donc il y a 30 ans que ces différents acteurs se sont tournés du côté de l’Allemagne et plus précisément de la ville de Nuremberg, dont ils ont cherché à importer le modèle en France. L’opération a été accompagnée de beaucoup de moyens consacrés au marketing urbain par une communication importante dans la presse et auprès des tour-opérateurs, par des slogans marquants, ou encore par l’invitation annuelle de célébrités et représentants étrangers sur le marché.

De seulement huit marchés actifs en 1990, on se retrouve aujourd’hui à plus d’une centaine dans la seule région alsacienne. Le Christkindelsmärik a, lui-même, permis à la ville de Strasbourg d’atteindre le premier million de visiteurs en 1995, et de doubler le score au milieu des années 2010. Un succès incroyable pour ce “tourisme hivernal sans neige” alors que les conditions ne s’y prêtent pas forcément avec le froid, l’humidité, la nuit ou encore les gelées. 

‘Tis the season : la saisonnalité au cœur de l’aménagement

Le plébiscite croissant que rencontre les marchés de Noël depuis trente ans s’explique aisément par l’atmosphère « féerique » qu’ils créent, transformant de fond en comble des places publiques pourtant bien connues des habitants. Une véritable ville sur la ville est aménagée pour quelques semaines, avec ses lumières, ses cabanes en bois ou encore ses décorations de toute sorte. En plus de ces simples éléments visuels, c’est tous les sens qui sont stimulés dans une période où les rues sont plus souvent désertes passées une certaine heure.

Que ce soit par les odeurs de marrons et de vin chaud, les bruits de la foule qui se presse, de la musique diffusée sur les hauts parleurs, ou le goût des sucreries et autres repas traditionnels qu’on consomme à cette période, le marché de Noël crée une ambiance chaleureuse, qu’on peut penser particulièrement recherchée dans des villes post-confinement.

De plus, ces marchés ont permis d’atteindre l’objectif des initiateurs de leur renouveau au début des années 1990 en augmentant considérablement les recettes liées au tourisme. Ils ont surtout permis d’accroître la fréquentation, et la consommation dans des lieux hyper-centraux et déjà touristiques par le passé, tout en attirant et fidélisant une nouvelle clientèle, venue parfois de très loin.

Cependant, on reste très loin du conte de fées, puisque tout un autre pan de la population se sent chaque année lésée par l’évènement. En effet, les commerçants à l’année des centre-villes pointent du doigt une baisse d’affluence de leurs boutiques, jusqu’à 20 ou 30% pour Colmar. Les restaurateurs doivent également faire face à une désertion de leurs établissements le midi, les habitués prenant leurs congés en décembre pour échapper à la folie touristique du mois.

File:Marché noël Colmar 2.JPG

Crédit photo ©0x010C/Wikipedia

Le reste des habitants ne sont pas en reste, et tout autant impactés que les commerçants des centre-villes. On pense ici à la saturation des transports en commun, et notamment des TER empruntés quotidiennement par les travailleurs qui voient leur confort de déplacement grandement baisser. Mais aussi aux riverains, qui se voient forcés d’emprunter des stratégies de détournement du centre, pour éviter de se retrouver au milieu des flâneurs qui saturent leurs chemins quotidiens. Comme le résume la géographe Alexandra Monot : « la difficulté première vient du changement de statut du résident qui d’acteur de son quotidien dans son cadre ordinaire en est dépossédé au profit d’un statut de spectateur d’un événement extraordinaire, ce qui modifie son rapport au temps et à l’espace.« 

En soi, ces évènements nourrissent une réflexion (re)devenue centrale en urbanisme ces dernières années, et particulièrement depuis le confinement : celle du temps, des saisons et des rythmes urbains. Alors que les villes, et particulièrement métropoles, semblent de plus en plus vivre sous le régime d’une « saison unique moyenne« , avec terrasses chauffées l’hiver et climatisation l’été, l’urbanisme événementiel du type du marché de noël semblent constituer les dernières repères qui rythment encore le passage des saisons dans nos villes. Mais à quel prix pour les habitants ?

On pourrait même parler de ces évènements comme témoin d’une « hyper-saisonnalité« , artificielle et scénarisée, avec toutes les externalités négatives qu’on vient d’évoquer. À l’inverse, d’autres villes ont fait le choix d’embrasser les changements saisonniers, en aménageant l’espace de manière à les rendre soutenables et même agréables, sans les dénaturer.

Au-delà du marché de Noël, vers un urbanisme hivernal

Les villes ont-elles réellement besoin d’évènements ponctuels et hyper-localisés comme les marchés de Noël pour être agréable, attractive et vivante ? Si des formats alternatifs existent déjà, sous l’impulsion notamment de certaines municipalités désormais dirigées par des élus écologistes, la ville hivernale de demain devra réfléchir à un aménagement de bien plus grande échelle. À l’heure de la recherche d’une ville résiliente, adaptative et modulable, on peut se tourner vers les villes du Nord pour nous donner une leçon d’aménagement urbain.

La ville de Luleå est souvent citée en exemple pour ses différents dispositifs ingénieux pour rendre la vie hivernale plus agréable. Parmi ceux-ci, la limite de construction de bâtiments à quatre étages pour favoriser l’ensoleillement et éviter les corridors de vents glaciaux, le chauffage des trottoirs pour faire fondre la neige et ainsi éviter les accidents et éviter d’avoir recours à des processus plus lourds d’enlèvement ou encore le choix de façades colorées en orange pour réfléchir la lumière. Une action assez proche de celle de la ville de Rjukan en Norvège qui a fait le choix d’installer des miroirs pour réfléchir la lumière du soleil.

Les villes canadiennes restent cependant figures de proue de l’aménagement hivernal, et plusieurs d’entre elles ont conçu des stratégies d’aménagement complètes, à l’instar de Montréal qui cherche à « renverser le mode d’aménagement traditionnel pour plutôt concevoir l’espace public en fonction de l’hiver et l’adapter à l’été. » Plusieurs axes sont alors investis pour développer une véritable « résilience saisonnière » : tout d’abord l’accès en favorisant les transports collectifs et en déneigeant le plus efficacement possible, le confort en mettant en place des dispositifs similaires aux villes scandinaves, le paysage qu’il s’agit de mettre en valeur et de célébrer plutôt que de seulement voir ce qu’il nous manque par rapport à l’été, et enfin la dimension de loisirs qui doit se saisir des particularités de l’hiver pour proposer des activités spécifiques.

Mais la ville qui nous paraît la plus inspirante et à l’avant-garde de cette nouvelle façon d’aménager est à trouver un peu plus au nord dans le Canada. Edmonton, capitale de la province de l’Alberta reprend tous les principes appliqués à Montréal mais en y ajoutant également tout un système de canopée, d’abris, de marquises et d’alcôves qui constituent autant de refuges au microclimat confortables, ce qui permet à tous les habitants de pouvoir déambuler dans les rues en appréciant pleinement la saison hivernale.

WinterCityDesign900

Extrait du plan d’aménagement hivernal de la ville d’Edmonton ©Edmonton

Les marchés de Noël, essentiels pour apporter un peu de chaleur sur nos villes mornes, ne sont alors que l’arbre qui cache la forêt des aménagements possibles pour adapter la ville à l’hiver. On vous laisse rêver et imaginer la forme que pourrait alors prendre votre ville en appliquant des concepts similaires autour d’un bon chocolat (ou d’un vin) chaud !

Crédits photo de couverture ©Getty